4 – Simplification et néolibéralisme
La simplification du droit est une urgente nécessité, reconnue par tous. Pourtant, elle n’avance pas. Kevin Hernot, dans une chronique savante, nous en dévoile une des raisons majeures : la peur de faire le jeu d’un néolibéralisme rampant !
Il démontre avec talent combien la complexité ne sert pourtant que les intérêts des grands groupes, comment les géants de l’économie génèrent, par leur hypercentralisation, leur propre bureaucratie, à l’image des vieux Etats lambinant à se moderniser. Cependant, parmi les juristes, adhérents sincères à l’idée de simplification, il n’en est guère qui n’expriment pas leur inquiétude d’être assimilés aux idées néolibérales.
Comprendre ce qu’est le néolibéralisme
La lecture de cette chronique offre une occasion unique de comprendre enfin ce qu’est cet obscur néolibéralisme. Pour faire simple, il est exactement le contraire du libéralisme issu des lumières, transcrit dans notre droit postrévolutionnaire, sous le Consulat, si merveilleusement conçu, écrit et prononcé dans le Discours préliminaire du premier projet de Code Civil le 21 janvier 1801. Droit envié et parfois copié dans le monde. La méprise est donc totale. En défendant mollement ce droit, voire en faisant mine d’ignorer son inspiration libérale, nous ouvrons la porte toute grande au seul « droit du marché » dont le symbole le plus flamboyant est le droit européen et français de la concurrence, érigée en déesse de la morale et de la bienpensance.
Kevin Hernot nous donne la chance de réviser nos fondamentaux sur notre conception du droit et de constater notre schizophrénie bien française, laquelle nous conduit à solliciter sans cesse des règles nouvelles pour nous en plaindre immédiatement et tenter, dans la foulée, de les contourner.
Plusieurs thèmes se trouvent ainsi élucidés, à tout le moins éclairés : le rapport entre la prolifération du droit et la bureaucratie, l’emprise du droit de « Common-Law » sur le droit continental, et la recherche d’absolu qui alimente la demande de droit.
S’agissant du rapport entre la prolifération du droit, la simplification, la dérèglementation et la bureaucratie, la démonstration est lumineuse.
Eclairer la différence entre simplification et déréglementation
Kevin éclaire la différence entre simplification et déréglementation. Simplifier, c’est rompre avec la candide attente placée dans le droit pour résoudre tous les problèmes de la société, c’est en finir avec les océans de détails supposés tout régler, tout prévoir, dans tous les cas d’espèce, c’est renoncer à l’illusion de certitude, d’exactitude absolue, de la capacité à connaitre et à calculer d’avance ce que l’expérience seule peut révéler, c’est renoncer à la casuistique qui nous empêche encore d’en finir avec la fatale obsession d’uniformité, laquelle aboutit à l’effet contraire du but fixé, et enfante une infinité de disputes sur la lettre des textes jusqu’à l’oubli de leur esprit. Simplifier c’est respecter le principe d’accessibilité, de clarté, de lisibilité du droit, c’est faire vivre les principes de subsidiarité, de proportionnalité et de responsabilité. Simplifier n’est pas dérèglementer. Dérèglementer, c’est encore une fois le contraire de simplifier. Dérèglementer, c’est supprimer les règles instaurées pour préserver l’harmonie de la société, afin d’en édicter d’autres destinées à satisfaire des intérêts particuliers et à assurer le primat de la concurrence.
Expliquer la mutation de l’Etat acteur vers l’Etat prescripteur
Kevin décrit comment l’appareil administratif central, pyramidal, hiérarchique d’Etat alimente la machine à règles ou à normes. Configuré à l’origine pour produire en direct de l’action publique, il s’est doté au fil des siècles d’une élite technique d’excellence pour construire des infrastructures, produire des services de masse, gérer des effectifs colossaux. Puis, incapable de préserver ses moyens d’investissement, il a été contraint de déléguer ou décentraliser l’action publique. L’élite formée pour servir notre Etat lui est restée fidèle à son chevet. Mais sans chantiers à bâtir, sans services publics à organiser, elle s’est alors dédiée à la réglementation, mobilisant tout son génie d’intelligence et d’innovation hors pair à prescrire aux autres ce qu’elle espérait pouvoir accomplir elle-même avant que l’Etat ne se ruine. C’est ainsi que la moindre norme est édictée du sommet comme un axiome décliné en règles rédigées avec une précision d’horlogerie, permettant à l’auteur central d’encadrer à distance l’accomplissement de tâches éloignées pourtant totalement dépendantes du lieu et des personnes auxquelles elles sont destinées. Chaque texte réglementaire révèle une nostalgie de maître d’ouvrage rentrée. C’est également ainsi que les malentendus s’installent et s’enveniment. Les fonctionnaires centraux, outre leur formation d’excellence, sont animés des plus belles intentions. Mais désormais étrangers à la diversité des situations que seule l’action de terrain enseigne, leur production est inadaptée, laissant les acteurs de terrain désemparés et parfois découragés, face à ce qu’ils considèrent de plus en plus comme une bureaucratie mortifère. L’action publique en est doublement perdante.
Promouvoir le droit continental face au droit de Common-Law
S’agissant de l’emprise du droit de « Common-Law » sur le droit continental, Kevin nous rappelle les enseignements de Portalis : la complexité sociale ne peut s’accompagner d’une législation proliférante. La formule est connue : « on ne simplifie pas en prévoyant tout ». « Tout simplifier, est une opération sur laquelle on a besoin de s’entendre. Tout prévoir, est un but qu’il est impossible d’atteindre ». « Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges ».
La supériorité de la sécurité juridique reconnue au droit continental sur le droit de « Common-Law », incontestée dans le passé, s’est précisément autodétruite par cette ignorance de la mise en garde de Portalis. Le principe posé était que les lois et règlements fixaient des cadres stables aux juges pour trancher les litiges et surtout pas de vouloir réaliser cette ambition folle de déterminer à l’avance tout le déroulement de la vie sociale avec un pointillisme de névrosé. Comme le souligne Kevin, le Doyen Carbonnier l’avait clairement relevé. C’est donc une nouvelle méprise qui déclasse notre droit. Après nous être défiés de l’esprit libéral de la révolution, nous voilà revenus à conférer au Parlement et au pouvoir réglementaire un rôle de juge par anticipation pour les cas particuliers. Ce qui constitue un retour au Moyen-Age juridique.
Bigoter avec le droit détruit sa mystique
S’agissant de la recherche d’absolu qui alimente la demande de droit en France, là encore Kevin Hernot nous rappelle au réalisme. « Il est tentant quand n’a comme seul outil un marteau, de tout traiter comme un clou » citant Maslow. Avec l’humour du Doyen Carbonnier qui faisait parler les pieds dans un texte intitulé « la proposée des pieds », Kevin s’inquiète légitimement du droit objectif qui s’avise de plus en plus à légiférer, à édicter des normes entrant dans une foule de minuties à l’instar des règlements militaires. Cette tentation tire sa sève dans notre histoire où le droit puisait lui-même une partie de sa mystique dans la religion ; même si la doctrine luthérienne des Deux Règnes avait clairement délimité le Royaume de Dieu et celui du monde. N’essayons donc pas de faire d’un monde imparfait, peuplé d’humains imparfaits, un droit parfaitement parfait. Le droit est marqué des mêmes faiblesses que celles des hommes. Il est nécessaire pour rétablir des équilibres indispensables à l’harmonie sociale. Mais tout est une question de mesure, de sobriété. La peur du vide juridique crée l’envie de droit, pourtant, c’est souvent dans le silence du droit que les humains peuvent retrouver la valeur et la force créatrice de leur liberté et le sens de la responsabilité inhérente à leur dignité de citoyens.
Rassembler les Français autour d’une volonté nationale partagée de simplification
A l’instar de Kevin Hernot, la contribution des juristes de bonne volonté à la simplification du droit est essentielle et déterminante pour reconstruire une nation mieux rassemblée autour d’un corps commun de valeurs personnalistes et réalistes et conserver ainsi un visage humain face à l’inévitable mondialisation. Le droit doit fortifier l’esprit de société et non le dicter. Il est un redoutable instrument de mesure du niveau confiance qui unit le peuple à sa représentation politique. Au niveau de défiance atteint par notre Pays, ce n’est pas un abstrait néolibéralisme qu’il faut craindre, mais l’excessive complexité qui pénalise ceux qui ne peuvent pas suivre. C’est en cela que la simplification pourrait servir d’utile, urgente et nécessaire réconciliation au sein d’une France divisée.
Laisser un commentaire