Tribune_libre3.jpg Un de nos fidèles visiteurs nous propose comme tribune libre, la chronique de Jacques Attali, parue dans l’Express du 11 mai 2010. Elle constitue une lecture des récentes turbulences que l’Union Européenne a pu connaïtre. Nous vous laissons découvrir le texte. Merci de réagir par vos commentaires.

La Banque centrale européenne couvre les pertes des Etats qui couvriront demain les siennes.

Comme les plus anciennes sociétés, les nôtres ont leurs mythes. Et parmi ces mythes, l’un des plus importants, même s’il est peu reconnu comme tel, est issu d’un genre cinématographique très particulier, le western, avant d’être repris dans le scénario d’un très grand nombre de films. Selon ce mythe, le héros frôle le pire jusqu’à l’arrivée d’un sauveur: la cavalerie, qui vient tirer d’affaire la diligence.

C’est sur cette base que les gens raisonnent aujourd’hui à propos de la crise économique. Ils pensent qu’une solution sera trouvée avant la catastrophe, que la cavalerie arrivera à temps. Même s’ils ne le disent pas, c’est l’espoir de tous: le pire n’est pas possible.

Les faits semblent leur donner raison : les Etats européens paraissent avoir trouvé, au tout dernier moment, une solution à la crise grecque et au risque de contagion. Un fonds permettra désormais d’emprunter de quoi rassurer les marchés, faisant faire à l’Union européenne plus de progrès en dix jours qu’elle n’en a fait en dix ans. Tout ce que leurs dirigeants disaient absurde et impossible, avec un sourire méprisant, il y a encore une semaine, est brusquement devenu possible, un dimanche de panique. Ils ont même trouvé une solution très habile pour créer des bons du Trésor européens sans avoir à modifier les traités !

Mais, en fait, la cavalerie n’est pas aussi convaincante qu’on pourrait le penser au premier abord: elle arrive beaucoup trop tard, avec trop peu de munitions. D’abord, le fonds créé n’a pas assez de moyens pour financer la dette des pays en première ligne (Italie, Espagne, Portugal, Irlande), dix fois supérieure à celle de la Grèce, quatre fois supérieure aux garanties accordées par le nouveau fonds. Ensuite, personne ne sait qui remboursera cette dette d’Etats impécunieux. Pire encore, pour combler ce manque, on demande à la Banque centrale de prêter, elle aussi, à ces gouvernements, ce qui revient à déclencher la planche à billets et contredit la mission de la Banque, qui est de soutenir le cours de l’euro. Enfin, au moment où l’Europe se donne les moyens de s’endetter davantage, ceux qu’elle s’octroie pour contraindre les Etats à restreindre leurs propres dettes ou pour financer la sienne par des impôts européens nouveaux restent très faibles.

En réalité, en fait de cavalerie, ce n’est pas celle des westerns qui vient d’arriver pour sauver la diligence, mais celle, bien connue, des débiteurs impécunieux : la cavalerie bancaire. Et la pire, car on en est maintenant, en fait, par ce plan, à demander aux débiteurs de prêter de l’argent à leurs créanciers. Ainsi demande-t-on à la Grèce, le débiteur, de participer à un fonds mis en place pour aider ses créanciers ; et on demandera demain aux Etats de financer les pertes que la Banque centrale fera inévitablement en achetant aujourd’hui des bons du trésor des Etats surendettés. La Banque centrale couvre aujourd’hui les pertes des Etats qui couvriront demain les pertes de la Banque centrale !

Il faut sortir de ces rêves. Il faut que soient créés de véritables bons du Trésor européens, sans que l’on compte sur la Banque centrale ; il faut que les ressources mises en face de ces emprunts soient réelles et qu’on fasse tout, par des économies, pour ne pas avoir besoin de les utiliser. Sinon, après que la dette publique a remplacé la dette privée, s’activera la planche à billets et on continuera d’avancer inexorablement vers le pire.