Chacun y va de son couplet ! C’est la faute à la Banque Centrale Européenne ! C’est la faute à Trichet ! Si le pouvoir d’achat croit si faiblement, si l’investissement n’est pas plus important, c’est que les taux sont trop élevés. C’est de la BCE, « ce pelé, ce galeux, d’où vient tout le mal ». Pourtant, déjà, en son temps, Lafontaine avait finement observé, lorsqu’« un mal répand la terreur », que chacun sait fuir ses responsabilités, à l’instar du lion, du tigre, de l’ours et des « autres puissances » des « animaux malades de la peste ». Donc « haro sur le baudet » ! Il reste qu’au-delà des cris voire des invectives à l’encontre de la BCE, les arguments qu’on oppose à sa politique ne résistent guère à l’analyse. Et céder aux sirènes du court terme pourrait se révéler rapidement douloureux.

Rappelons l’objectif officiel de la Banque Centrale Européenne (BCE). Le Traité de Maastricht, en son article 105, détaille qu’elle doit en priorité « maintenir la stabilité des prix » ; ce n’est qu’ensuite que « sans préjudice à l’objectif de stabilité des prix », elle apporte son soutien aux politiques économiques générales, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté : emploi, compétitivité. La lutte contre l’inflation est donc sa priorité, fixée par les textes, avec un objectif d’inflation annoncé « aux environs de 2% ».

L’inflation est en en effet un phénomène d’origine monétaire. Les choix actuels de la BCE s’expliquent par sa conviction qu’à long terme, la croissance économique ne peut être modifiée par l’offre de monnaie. En augmentant son taux directeur, celui auquel elle prête aux banques à très court terme, elle ralentit la création monétaire. En effet, les prêts bancaires – principale source de création monétaire – deviennent plus chers, donc moins demandés ; accessoirement, les détenteurs de monnaie peuvent préférer placer en titres plus rémunérateurs plutôt que dépenser. Les spécialistes reconnaîtront ici aussi bien la déclinaison de la théorie quantitative de la monnaie d’Irving Fisher que le modèle « IS – LM » du néo-keynésien et prix Nobel John Hicks. Aussi, sans rentrer dans un débat théorique, on retiendra l’approche pragmatique (et prudente) d’un Gouverneur de la Banque de France qui affirmait, il y a quelques années, qu’il n’existait pas de conclusions irréfutables sur l’origine de l’inflation mais que la création de monnaie en période d’inflation en facilitait le développement. Autrement dit, quand les ménages disposent d’une masse de liquidité qui croit plus vite que la quantité de biens et services disponibles qu’ils peuvent acquérir, l’ajustement se fait par la hausse des prix.

J’écrivais dans un billet du 21 mai dernier que, cependant, la hausse des prix n’était pas actuellement une véritable inflation. En effet, cette augmentation vient du renchérissement des matières premières – qui traduit une redistribution des richesses au niveau mondial -. Il n’y a pas de phénomène auto-entrenu, caractéristique de l’inflation, et donc durable mais simplement un mécanisme qui cessera lorsque ces produits auront atteint un prix d’équilibre entre offre et demande. Dans ce cas de figure, l’action de la BCE pourrait sembler vaine, voire dangereuse en provoquant une récession. Dans la réalité, il n’en est rien, car la Banque Centrale doit contrer tout autant les anticipations inflationnistes que l’inflation elle-même. En effet, les agents économiques (ménages, entreprises, investisseurs …) font en quelque sorte un pari sur le niveau à venir de l’inflation, se comportent en conséquence et au final, alimentent l’inflation, quand ils ne créent pas carrément le dérapage inflationniste. Que la BCE relâche sa vigilance, qu’elle fasse preuve de laxisme, et la dérive inflationniste, très difficile à contrôler, risque de s’emballer !

Il convient d’ailleurs de relativiser l’impact négatif des taux directeurs élevés sur les entreprises. Une idée courante est de croire que qu’un crédit cher pénalise le financement des investissements. Il n’en est rien : une étude de l’INSEE en 2006 conclut en effet que l’impact des niveau des taux d’intérêt « se caractérise par une absence totale de pertinence ». En effet, le critère essentiel de la décision d’investir ou non tient dans la profitabilité attendue de l’investissement, dont le coût de financement n’est qu’un élément parmi d’autres. Les économistes de l’INSEE constatent ainsi qu’une explication est fournie par le faible impact de la variation de taux sur cette profitabilité. Bref ! Ce n’est pas parce que le crédit est plus cher que l’investissement des entreprises emprunteuses est découragé. Autre idée : la politique de la BCE aurait un impact sur le taux de change pénalisant les exportations françaises. Pourtant, les 2/3 à peu prés des exportations françaises sont à destination de la Communauté Européenne (et ce, de façon historique), c’est-à-dire vers des pays qui utilisent l’euro ou pour lesquels la monnaie suit l’euro dans le cadre du processus de convergence. Autant dire que le risque de change est réduit.

De surcroît, l’impact systématiquement négatif du taux directeur de la BCE est démenti par l’observation du « taux d’utilisation des capacités de production ». Ce ratio mesure la part de la capacité des entreprises mobilisée par la production : plus il est élevé, plus les entreprises « turbinent ». Il est intéressant de relever que depuis fin 2005, période de remontée du taux directeur de 2 % à 4,25 %, la capacité de production des entreprises françaises est plus sollicitée qu’au cours des années 2003 à 2005, durant lesquelles pourtant le taux était à 2 %.

Ce dernier constat à une signification très précise. L’économie française n’a que peu de marges de manoeuvre pour produire plus, elle manque d’offre. Tenter une relance par une baisse des taux n’alimenterait guère la machine économique donc générerait une inflation et un déséquilibre accru de la balance commerciale. De plus, un tel recul face à l’inflation conduirait à des anticipations inflationnistes, dont l’une des conséquences sera la hausse forte des taux à long terme. En effet, un investisseur prêt à s’engager sur des années exigera préalablement une prime de risque d’autant plus élevée qu’il s’attend à de l’inflation. Or, ces taux à long terme sont, eux, une référence pour les entreprises dans leur décision d’investir. En effet, pourquoi prendre un risque lié à un investissement sur 5, 10 ou 15 ans, si une obligation d’Etat rapporte plus et en toute sécurité sur la même durée ? Que la BCE laisse peser des doutes sur ses intentions dans la lutte contre l’inflation et l’investissement s’en ressentira.

Certes, la maîtrise de l’inflation n’est pas le seul objectif d’une politique économique. Les difficultés de la France viennent bien sûr de la hausse des matières premières qui sont autant de prélèvements vers l’extérieur. Mais elles viennent d’abord du coût du non travail et de la médiocre performance du secteur public, qui pénalisent la production, réduisent le pouvoir d’achat et découragent l’investissement. Une politique conjoncturelle de relance par la monnaie n’y changera rien.

Il est même heureux que la BCE soit indépendante car la tentation court termiste de certains responsables politiques préférant la relance à la lutte contre l’inflation conduirait très vite à l’inflation délirante sans la relance.