La rupture annoncée par l’un, le renouvellement de la politique affirmé par l’autre, auraient pu conduire à une campagne toute différente. En fait de présidentielles, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy auront souvent paru se battre pour les législatives futures, comme s’ils ne visaient qu’à diriger un gouvernement. Les propositions générales innovantes de l’automne se sont effacées derrière des mesures spéciales, typiquement catégorielles, énumérées dans ces listes à la Prévert qu’on nomme des programmes. Pour éclairer la lanterne de l’électeur perplexe et la nôtre même, nous avons retenu quatre sujets, quatre motifs fondamentaux de discorde, qui offrent les termes d’un choix raisonné entre les deux camps.

Avec l’inéluctable dégradation de l’environnement, le non moins inéluctable vieillissement de la population représente la plus grande menace qui pèse sur la France d’après-demain. Autant la première évolution donne lieu à des incertitudes et dépasse le cadre national, autant la seconde est peu douteuse et s’inscrit justement dans ce cadre – la nation n’est-elle pas le lieu où s’exprime l’échange entre les générations? La réforme des retraites sera donc un test décisif de la vision et de la volonté politiques du nouvel élu. Il existe naturellement une loi, que François Fillon a su imposer en 2003 contre l’attentisme de la classe politique, en particulier socialiste. On peut critiquer ce dispositif, qui a d’ailleurs prévu sa propre révision en 2008, mais il est irresponsable de nier qu’il aille dans le bon sens et de donner à croire qu’on gagnerait à le « mettre à plat » dans une négociation collective. Celle-ci ne peut que ranimer les mauvais démons de 2003, et il est trop clair qu’elle ne permettra pas d’instaurer une réforme des régimes spéciaux qui, après tant d’hésitations, s’impose non seulement à cause des équilibres financiers, mais de la justice sociale.

En théorie, la justice est au centre du débat qui oppose les deux candidats : l’un se réclame de la thèse méritocratique pour taxer moins le revenu, la fortune et les successions, l’autre adopte la thèse redistributive pour refuser ces mêmes baisses d’impôts et s’engager à faire progresser le SMIC beaucoup plus que le salaire moyen. Quoique normativement cohérentes, ces deux options souffrent d’une faiblesse commune, qui est de mal appréhender la réalité des incitations individuelles. Il nous paraît douteux qu’une diminution de la fiscalité personnelle provoque une telle stimulation du travail qu’elle efface la perte initiale de recettes pour le budget, dont on nous promet audacieusement le rééquilibrage, et il est parfaitement avéré par l’économétrie que la hausse du SMIC détruit de l’emploi non qualifié. Suivant la moyenne des études, 1% de hausse coûte 10.000 emplois, ce qui porterait à 200.000 sur le quinquennat la saignée consentie au nom de la justice sociale.

Sous quelque forme que ce soit, la générosité redistributive buttera sur une inégalité qui est plus criante que celle des conditions matérielles : l’accès différentiel à l’emploi suivant l’âge, la qualification préalable, l’origine socio-culturelle et géographique. On s’attendrait que toutes les conceptions de la justice reconnaissent que la pire iniquité, dans la France d’aujourd’hui, est le chômage de masse, mais il apparaît que la méritocratique progresse plus vite vers cette conclusion que la redistributive. Que l’on compare les mesures proposées : d’un côté, l’extension des 35 heures aux petites entreprises et l’abolition du CNE, deux mesures qui rétablissent l’uniformité juridique, mais qui sont coûteuses en emplois (une centaine de milliers pour la première et plusieurs dizaines pour la seconde) ; d’un autre côté, l’exonération des charges sociales et de l’impôt dus sur les heures supplémentaires, une mesure qui joue sur la récompense du travail pour créer non seulement du revenu, mais de l’emploi supplémentaires (grâce à un effet indirect, qui est l’abaissement du coût moyen du salarié pour l’employeur). La situation désespérante du chômage interdit de se défaire des emplois aidés, mais elle imposerait aussi de ne pas les multiplier, compte tenu de leur effet modeste sur l’insertion professionnelle à long terme – là aussi, les études économétriques témoignent. De ce point de vue, les deux propositions d’ « emplois-tremplins » et d’ « emplois première chance » ne sont que de tristes pis-allers, et il y a plus à espérer du contrat de travail unique, pour autant que celui-ci incorpore l’équilibre désirable de sécurité et de flexibilité, tout en incluant peut-être une pénalisation des licenciements qui en ferait supporter le coût social par ceux qui les provoquent.

C’est une idée consensuelle, dorénavant, que les différentiels nationaux de chômage répercutent aussi l’efficacité variable des systèmes d’enseignement et de recherche. Le nôtre, qui a convenu pendant les Trente Glorieuses, montre tous les signes de l’épuisement, et la mondialisation libérale, que bon gré, mal gré, chaque candidat subit comme un fait, ne lui laisse pas d’autre choix que de le renforcer au plus vite. Les deux programmes convergent sur l’engagement de moyens financiers, et celui de la gauche est ici plus crédible que celui de la droite en raison d’une affinité coutumière des clientèles électorales. Mais les moyens ne suffiront pas à structure constante ou régressive, et nous accueillons avec inquiétude la perspective de voir abolir la loi d’orientation sur la recherche de 2006. Si timide qu’elle soit encore, cette loi facilite les regroupements qui s’imposent entre des entités trop réduites (la fameuse « Ecole d’économie de Paris » ne se serait pas créée sinon), et elle fait progresser l’évaluation tant des personnels que des projets, ce qui est une direction inéluctable de la réforme au CNRS comme à l’Université. S’agissant de celle-ci précisément, il est déplorable d’exclure l’orientation rapide – cet ersatz de l’impossible sélection – et l’augmentation des frais d’inscription – même si elle s’accompagne d’une aide aux plus démunis. On ne défend pas sincèrement l’autonomie des universités si l’on ne jette pas à la rivière ces deux interdits. Comme dans le cas des retraites, la liaison clientéliste d’un des deux programmes joue dans le sens du conservatisme étriqué.

Bien d’autres considérations manquent à cet article, mais toutes ne différencient pas suffisamment les candidats pour qu’il doive les évoquer. Qu’ont-ils su dire, par exemple, du gouffre financier que représente notre système de santé actuel? Quels engagements ont-ils pris pour étendre la réforme de l’Etat du côté des organismes parapublics et des collectivtés locales, qui s’offrent des facilités dorénavant interdites aux ministères? Mais nous croyons que sur quatre sujets fondamentaux de désaccord, l’hésitation n’a plus lieu d’être.

Le 26 avril 2007
Philippe MONGIN
Directeur de recherche au CNRS
Professeur à l’Ecole des HEC
Membre du Conseil d’analyse économique