La chose est jugée depuis longtemps : toute la misère du monde viendrait des profits des entreprises, intrinsèquement honteux et dont les niveaux sont de toute façon scandaleux. Poursuivant l’exploration des « mythes économiques », il est donc intéressant d’aller voir ce qu’il en est, tant du niveau des profits que de leur rôle économique. François Mitterand avait découvert au cours de ses mandatures que les entreprises étaient à l’origine de la création des richesses – et des emplois -, il est clair que sa leçon n’a guère été retenue par ses successeurs.

Commençons par mesurer le profit, ce qui n’est déjà pas simple. Au-delà de la triviale définition du supplément de recettes sur les charges, on peut retenir une notion plus comptable, l’excédent brut d’exploitation (EBE), qui correspond à ce qui reste aux entreprises de la richesse qu’elles ont créé (la valeur ajoutée), après notamment le paiement des salaires (incluant les charges appelées « employeurs »). L’analyse, pour des raison de simplicité, sera limitée aux seules « entreprises non financières », c’est-à-dire hors banques et « entreprises individuelles » (les commerçants, agriculteurs, professions libérales …). En 2004, les entreprises de ce périmètre ont affiché un EBE de 255 milliards d’euro, soit l’équivalent d’un peu moins de la moitié de la rémunération du travail de leurs salariés (539 milliards qui représentent 65 % de leur valeur ajoutée).

Avec cet EBE, elles ont réglé leurs bailleurs de fonds, c’est-à-dire les banques, leurs actionnaires « autres entreprises » et leurs actionnaires « personnes physiques » : ce sont 18 milliards d’euros payés au titre des intérêts nets (c’est-à-dire la différence entre intérêts reçus et intérêts payés) et 59 milliards au titre des dividendes nets et des coupons nets d’obligations et autres financements. Pour leur part, les ménages ont reçu 48 milliards (6 % de la valeur ajoutée), dont 29 milliards de dividendes (3,5 % de la valeur ajoutée). Ceux qui pensent que pour accroître substantiellement les recettes de l’Etat, il suffit d’accroître l’imposition des revenus du capital en seront pour leurs frais ….

Après impact de la fiscalité notamment, il reste aux entreprises 128 milliards d’euros. Encore convient il de préciser que ce solde n’inclut pas l’usure de l’outil de production, l’amortissement, que, pour 2004, l’INSEE estime à 120 milliards ! Ceci dit, cette charge ne se traduisant pas par un décaissement de trésorerie, elle ne modifie pas la « capacité de financement des entreprises », ces 128 milliards. Cette capacité, qui est une forme de chiffrage du profit, contribue très largement au financement de l’investissement, lequel a représenté 157 milliards.

Alors, en quoi le niveau des profits serait il scandaleux ? Son rôle premier, c’est le financement des investissements, donc celui de l’avenir : s’il n’y a plus de profits, il n’y a plus d’investissements. On pourrait être critique face à des entreprises dégageant durablement des bénéfices qui ne seraient pas réinvestis. Ce n’est quasiment jamais le cas, et lorsque ce phénomène a été constaté, c’était face à un choc touchant l’économie, comme en 1993 avec la hausse forte des taux d’intérêt. De façon paradoxale, les 29 milliards de dividendes versés aux ménages contribuent également et indirectement à financer le besoin de capitaux des entreprises : en effet, il est difficile de faire appel à l’épargne publique et de ne pas la rémunérer. Les dividendes d’aujourd’hui font les financements de demain. A cet égard, l’évolution de la législation sur les coopératives, il y a déjà quelques années, a été des plus intéressantes, puisqu’elles ont été autorisées à faire appel à des « adhérents non producteurs », en raison de la nécessité de disposer de capitaux et d' »investisseurs » prêts à prendre le risque de perdre la rémunération, voire leurs apports. A souligner que les dividendes reçus par les ménages sont du même ordre de grandeur que le surcoût du régime de retraite des fonctionnaires d’Etat en regard du régime général. Le premier rémunère une prise de risque, le second représente une rente, sans rôle économique. Où est la morale ?

L’idée que les profits seraient toujours plus importants, au détriment des revenus du travail est par ailleurs fausse. En effet, il existe sur le long terme une grande stabilité dans la répartition de la valeur ajoutée, avec 2/3 pour le travail et 1/3 pour les entreprises. La seule exception notable depuis 50 ans a été la période 1973 – 1982, où les politiques d’inspiration keynésienne ont conduit la part du travail à plus de 70 % de la valeur ajoutée. En déconnectant l’augmentation du coût du travail des gains de productivité et en pénalisant la capacité de financement des entreprises, elles ont abouti à une accélération du chômage

La condamnation du profit vient de la « vulgate » marxiste, pour reprendre l’expression de Raymond Aron : le profit trouverait sa source dans « l’exploitation du travailleur », c’est-à-dire dans le fait que son travail n’est pas intégralement rémunéré. On a mesuré les résultats de cette conception métaphysique du monde, là où elle a été appliquée. Le profit a un rôle économique et il doit faire l’objet d’une régulation, qui vient à la fois de la concurrence et de la juste revendication des salariés. En revanche, ceux qui au nom d’un ordre moral dont ils s’érigent juges, condamnent systématiquement le profit, trop souvent manoeuvrent pour s’octroyer une part de richesses qu’ils n’ont pas contribué à créer.