J’apprends son décès ce soir. Il me plonge dans une profonde tristesse. Nous n’étions pas intimes mais je le connaissais assez pour savoir la perte incommensurable qu’il représente. Nous nous étions revus récemment puisqu’il appartenait, comme moi, à la Commission sur la dette présidée par Michel Pébereau. Quelques années plutôt, il m’avait saisi d’une de ses préoccupations pour une association s’occupant d’enfants et située dans mon département. Mais le souvenir qui m’aura le plus marqué restera notre 1ère rencontre. C’était lors de la polémique nationale, sous le gouvernement Jospin, à propos des nombreux licenciements décidés, alors que l’entreprise publiait des résultats satisfaisants.

Je présidais alors la Commission des Finances du Sénat. Des commissaires agacés demandaient avec insistance à l’auditionner. Je ne voyais pas bien au nom de quoi je pouvais l’obliger à accepter cette rencontre insolite, Michelin étant une entreprise purement privée. Pourtant, il acceptât immédiatement mon invitation, à l’instant de mon appel téléphonique, sans la moindre hésitation, mais moyennant une seule et étrange condition de pouvoir venir accompagné de … pneus ! Bien que désorienté par cette exigence, et n’en mesurant pas spontanément la portée, j’acceptais cette condition et rendez-vous fût pris très vite.
Je le revois encore le jour de cette audition. Arrivé en avance, il était seul dans mon bureau, attendant tranquillement, presque timidement. Aucune anxiété ne se dégageait de son comportement d’un calme olympien. Il m’avoua qu’il ne connaissait guère le « politique » mais qu’il le tenait en grand respect au motif que c’était un pilier essentiel de notre démocratie. Lui confiant ma perplexité devant son exposition de pneumatiques dans la prestigieuse salle de la Commission des Finances, il m’indiqua qu’il s’en expliquerait dès l’ouverture de l’audition.
Celle-ci commença à l’heure, avec de nombreux commissaires présents et totalement curieux de rencontrer cette personnalité aussi haute en responsabilité que petite en taille, et si grande en humilité. Autant que moi, ils marquaient leur surprise de voir leur belle salle de réunion soudain transformée en « salon du pneumatique ». Cela ne s’était jamais vu. Edouard Michelin, dans son propos introductif, rappelant qu’il dirigeait une entreprise privée insistât sur la nécessité pour lui de rester maître de sa gouvernance tout en estimant parfaitement légitime de répondre à toutes les questions que la représentation nationale voudrait bien lui poser sur ses choix de gestion. Il insista sur le fait que la chose politique lui était étrangère. Qu’en revanche, il s’agissait pour lui de s’expliquer sur les perspectives d’avenir d’une entreprise mondiale de pneumatiques. Qu’il ne voyait pas comment le faire sans que nous ne connaissions d’abord exactement le produit qu’il fabriquait et qu’il vendait dans le monde entier. Le moment était prodigieux car, progressivement, la surprise voire la réprobation passées, il capta l’attention de tous les commissaires qui posèrent de très nombreuses questions sur les pneus eux-mêmes, leur technique de fabrication, les évolutions technologiques probables etc. Il avait gagné. Chacun acceptait de construire son raisonnement et ses questions à partir de ce qui était son vrai et seul métier : fabriquer et vendre des pneumatiques. Et non pas de supposés caprices de boursicoteurs. Toutes les décisions de gestion, fort contestées à l’époque, s’expliquaient soudain avec une clarté aveuglante. Il fût l’une des seules personnalités auditionnées applaudies en fin d’audition, ce qui est une exception.
Ce jeune homme discret, délicat, posé, respectueux, concentré nous donna cet après midi là une leçon d’humilité, de simplicité, de respect et de responsabilité. Il est et reste parmi les nombreux grands capitaines d’entreprise que j’aurai connus, l’un de ceux qui m’aura le plus impressionné. Je souhaite que sa famille sache nos sentiments à tous de profonde tristesse. Nous savons qu’elle trouvera dans sa foi les voies du réconfort et de l’espérance.

Cette audition eut lieu le jeudi 18 Novembre 1999. Vous pouvez en lire le compte rendu sur le site du Sénat.