« Cessons de gémir et de trépigner, d’exiger un emploi et surtout pas un travail. Assumons-nous et sortons enfin du jeunisme, cette idéologie absurde qui voudrait nous faire croire que le seul fait de devenir adulte, c’est-à-dire de surmonter les peurs, est une catastrophe. A nous, les adultes, avec les jeunes, bien sûr, mais pas à genoux devant eux, de trouver les mots pour le dire et les projets qui vont avec. C’est notre responsabilité. Il nous faut l’assumer, au lieu de reculer sans cesse. » C’est ainsi que Luc Ferry conclut sa Tribune dans Le Figaro du 6 avril dernier intitulée « Saturées de peur, nos démocraties deviennent ingouvernables ». Il écrit avec clarté ce que nous sommes nombreux à ressentir confusément.

Voici cette Tribune :

DÉBATS & OPINIONS

Saturées de peur, nos démocraties deviennent ingouvernables

Premier choc : oui, je l’avoue, j’ai commencé à être inquiet lorsque j’ai vu, en 2003, des organisations de jeunes manifester pour… la défense de leurs retraites ! Il y avait là, pour quelqu’un qui, comme moi, a commencé ses études en 1968, quelque chose de franchement ubuesque. Dans ma génération, les étudiants auraient sans doute pu manifester à peu près pour tout et n’importe quoi, mais quand même pas pour la sauvegarde de leurs retraites.

Même en rêve, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’idée n’aurait pas effleuré l’esprit d’un moins de trente ou quarante ans. Je n’idéalise pas les années soixante : la fascination pour Mao ou Castro n’avait rien de bien malin et, à tout prendre, la jeunesse d’aujourd’hui, gentiment écolo et droit-de-l’hommiste, s’égare plutôt moins que celle de mon époque. Je dis seulement que ses valeurs et ses idéaux semblent, globalement, très différents. Et je cherche à comprendre.

Second choc : quand j’ai vu les organisations étudiantes défiler contre l’harmonisation des diplômes européens et l’autonomie des universités. Cette mesure offrait à tous de formidables chances sans présenter le moindre inconvénient pour personne. Le fait est assez rare pour qu’on se demande ce qui pouvait bien motiver, une fois encore, l’hostilité des organisations étudiantes, du moins de celles que l’on retrouve aujourd’hui mobilisées contre le CPE. La réponse est évidente : une fois encore, la peur du large. La même logique vaut pour le CPE. Comme toujours lorsqu’on a affaire à une mesure un tant soit peu libérale, il y a deux lectures possibles : si l’on est optimiste, on y verra une chance supplémentaire donnée aux jeunes, un moyen nouveau de leur mettre le pied à l’étrier. Si l’on est pessimiste, on s’alarmera au contraire de la précarité croissante et des nouveaux risques encourus par ceux qui seront recrutés sur ce type de contrat. Question simple : pourquoi faut-il encore et toujours que ce soit le pessimisme qui l’emporte ?

Mon analyse est la suivante : nos sociétés modernes sont sans cesse davantage traversées par une nouvelle passion démocratique : la peur. A vrai dire, nous avons peur de tout : de la vitesse, de l’alcool, du tabac, de la côte de boeuf, du poulet, des délocalisations, des OGM, de l’effet de serre, de la mondialisation, de l’entreprise, du travail, de l’ouverture à l’Europe, j’en passe et des meilleurs. Chaque année, une nouvelle peur s’ajoute aux anciennes et les organisations de jeunesse, qui naguère encore se voulaient intrépides, audacieuses, voire révolutionnaires, incarnent désormais, si l’on ose ce paradoxe, l’avant-garde du conservatisme. C’est cela qui est nouveau et plus encore peut-être le fait que la peur n’est plus considérée comme une passion honteuse, comme un obstacle qu’on devrait surmonter.

« Touche pas » à ma retraite, à mon université, à mon contrat de travail : sur le modèle désormais célèbre des bébés phoques, il s’agit avant toute chose de « sauvegarder » l’existant, de conserver les « acquis » – quitte à ce que 20 % des jeunes au chômage restent sur le carreau. Tout changement est perçu comme une agression et dans cette ambiance délétère, le mot le plus détesté de France est le mot « libéral ».

En contrepartie, le pouvoir est lui aussi tétanisé d’angoisse. A chaque réforme en vue, il tâte le terrain comme ces baigneurs qui goûtent l’eau de la pointe du pied avec pusillanimité. Si c’est gelé, on se retire a vive allure. Si le liquide n’est pas trop hostile, on avance à petits pas, jusqu’à la taille, quitte à faire demi-tour à la moindre vaguelette inopportune. Résultat : l’impuissance publique devient telle que nos démocraties s’en trouvent pratiquement ingouvernables. Les politiques professionnels en tirent les conséquences : ne rien faire devient le plus sûr moyen de rester en place.

Un ministère est comme un cheval : on peut s’en servir pour aller quelque part, mais si l’on se trouve dans un jeu qui s’appelle le rodéo, mieux vaut avoir compris que le but de l’opération n’est surtout pas d’aller d’un point à un autre mais de rester coûte que coûte sur la bête. Comme le cow-boy qui épouse les mouvements de l’animal, le politique professionnel se contorsionne pour coller aux ondulations d’une opinion d’autant plus tyrannique qu’elle est amplifiée de façon délirante par la société médiatique. Gageons que le CPE sera bientôt enterré.

On ne cesse de nous dire et de nous répéter que la situation des jeunes n’est pas brillante, que la génération des vingt ans est une génération sacrifiée qui connaît pour la première fois la régression au lieu du progrès, le chômage au lieu du plein emploi, la précarité au lieu de la sécurité, etc. D’abord ceci : si les choses vont un peu moins bien qu’il y a vingt ou trente ans, à qui la faute ? A un excès de libéralisme ou à la démagogie qui nous a conduits à accumuler deux mille milliards d’euros de dette au point que notre société civile étouffe ? Il faut cesser de mentir aux jeunes : les gigantesques machines économiques qui tournent à plein régime à New York, Tokyo ou Pékin ne vont pas suspendre leur cours comme par miracle parce qu’une poignée d’étudiants français est en grève.

Par ailleurs, croit-on sérieusement que la vie était plus facile pour ceux qui avaient vingt ans en 1914 ? En 1939 ? Dans les années 50, lorsqu’il fallait partir en Algérie ? Et qui ne voit que, même aujourd’hui, la vie est infiniment plus douce, plus prometteuse et plus ouverte à Paris, Madrid ou Bruxelles qu’à Bagdad, Alger, Jéricho ou Madras ? La vérité, c’est qu’à la peur s’ajoute aujourd’hui le désir d’être victime : comme en témoigne la « guerre des mémoires », nous voulons tous être protégés, cocoonés, habiter la figure du persécuté, du martyr, de la victime innocente qu’on doit toute affaire cessante prendre par la main.

C’est avec ce double délire qu’il faut rompre. L’entrée dans la vie est toujours difficile. Mais elle l’est sans doute moins dans l’Europe d’aujourd’hui que partout ailleurs et partout avant. Alors cessons de gémir et de trépigner, d’exiger un emploi mais surtout pas un travail. Assumons-nous et sortons enfin du jeunisme, cette idéologie absurde qui voudrait nous faire croire que le seul fait de devenir adulte, c’est-à-dire de surmonter les peurs, est une catastrophe. A nous, les adultes, avec les jeunes, bien sûr, mais pas à genoux devant eux, de trouver les mots pour le dire et les projets qui vont avec. C’est notre responsabilité. Il nous faut l’assumer, au lieu de reculer sans cesse.

Luc Ferry
Philosophe, membre du Conseil économique et social, ancien ministre de la Jeunesse, de l’Education et de la Recherche.

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