Le décret paru ce matin au JO portant autorisation pour le notaire d’instrumenter à distance est d’une portée très supérieure aux apparences.
Une application du principe de neutralité numérique et du principe d’équivalence
Après avoir obtenu, dans la loi de 2000, que le support numérique soit autorisé pour les actes publics comme pour les actes privés, et dans le décret de 2005 que soit institué l’acte authentique électronique, les notaires sont enfin autorisés à instrumenter à distance, faisant ainsi entrer explicitement l’Autorité publique dans l’univers numérique, appliquant le principe de neutralité numérique et son corollaire le principe d’équivalence.
Cette avancée est capitale, car ce nouveau monde immatériel a besoin de sécurité, pas seulement technologique, mais aussi juridique, car une partie des échanges, des contrats, des activités vont s’y accomplir. Chacun peut mesurer, vingt ans après la loi du 13 mars 2000, les dangers de désuétudes qui auraient frappé tous les actes publics qu’ils soient notariés ou décisions de justice ou les actes d’état-civil, si les notaires n’avaient pas eu la vigilance de batailler pour obtenir l’autorisation du support électronique pour l’ensemble des actes authentiques.
Deux conceptions du numérique sont possibles
Deux conceptions de l’avènement du numérique sont possibles : celle considérant cet univers comme une nouvelle planète sans foi, ni loi, totalement étrangère à la planète terre, permettant d’avoir deux vies, deux droits, deux conceptions de l’humanité. Une autre plus raisonnable est possible, celle d’affirmer la stricte neutralité entre le réel et l’immatériel, et l’équivalence totale entre les sujets de droit et leurs instruments qu’ils soient physiques ou non, qu’ils opèrent dans l’une ou l’autre dimension. C’est d’ailleurs la voie choisie par les gouvernements français depuis 20 ans et c’est sage. Restait une controverse sur la question de savoir si la signature à distance était possible ou non.
Cette question a fait débat pendant des années. A tort, à mon avis, mais ce temps long a probablement permis d’approfondir la réflexion sur la question fondamentale de savoir si l’Autorité publique mesure bien l’importance d’exercer sa mission « souveraine » dans l’immatériel. Même si, c’est à titre transitoire, le décret de ce matin répond de manière positive, ce qui lui confère une portée considérable.
En effet, derrière l’acte authentique du notaire, ce sont tous les actes ou décisions de l’Autorité publique qui seront concernés, comme on l’a vu, il y a 20 ans, pour l’utilisation du support numérique.
À la découverte de « l’autorité publique augmentée »
Trop souvent, nous concentrons notre attention aux seuls instruments, plus encore quand ils sont physiques, en oubliant leur finalité, leur but, leur effet civilisationnel. Or, dans un monde qui se globalise et qui « s’immatérialise », la question de l’authenticité, de la foi publique, de l’incontestabilité, est cruciale[1] non seulement pour la « prospérité économique mais également pour l’harmonie sociale[2] », La « réalité augmentée »[3] appliquée à l’exercice de l’Autorité publique est une autre façon d’appréhender le réel, et de considérer que son instrumentation s’opère simultanément selon des solennités réelles et physiques et d’autres virtuelles ou immatérielles. Les deux dimensions ne font pas que s’ajouter, elles se conjuguent. Les technologies permettent de superposer l’écrit traditionnel et les textes ou images auxquels il se réfère, ainsi que le son, en effaçant toute distance entre les sujets de droit, l’instrument juridique et l’Officier public, ce denier conférant l’authenticité aux faits qu’il atteste, quelle que soit la localisation géographique respective des parties. De toute manière, l’écrit public qui constate leur accord ou désaccord est destiné à être archivé dans un lieu numérique plus ou moins distant.
Il y a 20 ans cette approche semblait relever de l’imaginaire, à la façon d’Aldous Huxley, ressassant toujours la même question cruciale et éternelle : quel avenir pour notre civilisation ? Que doit-on espérer ou craindre des évolutions technologiques ? Entre le meilleur des mondes et le chaos, les premiers Officiers Publics à vouloir relever le défi de la transition vers un nouveau support alternatif au papier ont été les notaires, tout en veillant à maintenir les fondamentaux de leur ministère, et tout en accueillant les techniques offrant de vrais progrès pour les usagers.
Une certitude peut être partagée : dans notre monde globalisé et immatériel, un besoin social d’authenticité « augmentée » s’exprime. L’esprit d’initiative et l’harmonie sociale nécessitent de la confiance mutuelle et des certitudes. Toutes les décisions qui ponctuent la vie des humains et qui engagent leur avenir, qui leur garantissent des relations apaisées, nécessitent des points d’appui incontestables sur lesquels ils peuvent fonder sereinement leurs décisions.
Ces points d’appui existent dans un des deux grands systèmes juridiques mondiaux, le modèle romano-germanique dont l’un des principaux rouages est l’authenticité, considérée comme « une pièce essentielle de la culture juridique continentale » ou comme « la pierre angulaire de justice préventive dans les pays de droit civil[4] ».
« L’authenticité augmentée », un instrument de la souveraineté des Etats
L’authenticité au service d’une société internationalisée et digitale répond au besoin de
« l’administration d’une justice volontaire à laquelle se soumettent préventivement les sujets de droit »[5], c’est-à-dire qu’elle doit exercer exactement la même fonction qu’avant, mais étendue aux échanges globaux et à l’univers numérique. Ce besoin de certitude est non seulement indispensable à l’harmonie dans les rapports sociaux, mais plus encore dans un contexte de mélange des cultures, pour maintenir la confiance, mère nourricière de la prospérité économique, que seul un système juridique qui concilie liberté et responsabilité peut garantir.
L’extension géographique et immatérielle de « l’Autorité Publique augmentée », par exemple exercée par le notaire, ne doit pas nous faire oublier qu’elle émane de l’autorité souveraine de l’Etat, qu’elle relève d’une prérogative régalienne mise au service des citoyens pour garantir la sécurité de leurs relations et ainsi offrir une justice non contentieuse. Cette volonté de l’Etat se trouve explicitement énoncée, dès l’époque révolutionnaire. Le cœur de l’authenticité repose dans l’idée d’une justice préventive rendue par l’Etat et délivrée par un corps d’Officiers Publics investis et contrôlés par lui, fondant le principe d’une administration non contentieuse de la règle de droit dans les rapports de droit privé.
Si les bienfaits du ministère de l’Autorité Publique ne souffrent pas du moindre doute, la question essentielle repose plutôt sur le défi que présente la capacité des Officiers publics à s’adapter aux évolutions politiques, géopolitiques, et technologiques qui traversent notre époque, d’où la nécessité par les Gouvernements de les encourager et de les soutenir dans leur démarches d’innovation, à raison notamment des lourds investissements de sécurité technologique qui en résulte.
L’authenticité notariale à distance comme expression de l’Autorité publique nationale sera d’un grand secours pour permettre que chaque point les plus retirés du territoire puissent avoir accès aux services juridiques les plus élémentaires. En même temps, elle est la meilleure réponse possible à l’internationalisation des rapports juridiques et à la numérisation de l’instrumentation, palliant tous risques de désintégration de l’autorité et affirmant sa capacité à s’adapter à mesure des besoins de la modernité. D’autant plus depuis la suppression de la fonction notariale des consulats.
L’authenticité augmentée, la main publique pour veiller sur la main invisible
L’avenir de l’Autorité Publique, incarnée par l’authenticité notariale dépend en premier lieu de la volonté de l’Etat ou plutôt des Etats d’affirmer leur souveraineté et de vouloir la maintenir au service de leurs Peuples, conjurant ainsi l’idée qu’ils puissent y renoncer et en céder le monopole de fait, par exemple aux GAFAM[6], c’est-à-dire aux géants du web.
Les leçons de notre histoire politique révèlent la nécessité de continuer à donner corps aux deux principaux sens de l’authenticité : autorité et vérité[7], en conservant en mémoire que seule l’idée de puissance et d’autorité préserve les peuples de l’esprit de chicane et d’irresponsabilité et les instruit des vertus de la véracité et de la sincérité. L’usage du sceau doit être renforcé comme empreinte destinée à frapper les esprits de l’importance de l’authenticité, de l’incontestabilité d’un écrit les engageant, émanant de l’Autorité publique et faisant pleine foi jusqu’à accusation de faux. Le sceau est la « main publique » visible et souveraine qui veille à l’équilibre et l’éthique de l’action de la « main invisible ».
L’Autorité publique à visage humain
Une autre dimension requiert d’être préservée dans l’univers numérique, c’est la dimension humaine. Pour ceux que l’intelligence artificielle effraierait, il est bon de rappeler aussi que l’élément central de l’authenticité délivrée par un dépositaire de l’Autorité publique est l’Officier public, lui-même, en personne, à raison de l’autorité particulière qui lui est reconnue dans l’ordre juridique. Ces Officiers Publics ne sont pas des machines mais des personnes physiques qui ont reçu du Souverain le pouvoir de conférer l’authenticité, participant à ce titre d’une mission régalienne de l’Etat en incarnant la Puissance publique.
Contrairement à une autre opinion parfois perfidement défendue, les Officier Publics qui incarnent l’Autorité publique, qui défendent les vertus de l’authenticité, n’obéissent pas à un réflexe corporatiste ; ils défendent une certaine conception de la société et de la place de l’Etat dans la société. C’est ainsi que tous les progrès accomplis par les notaires, notamment dans le domaine numérique, ont servi de champ d’expérimentation pour d’autres Officiers Publics comme les Huissiers de Justice, les Commissaires-priseurs judiciaires, les Greffiers des Tribunaux, les Officiers d’Etat-civil, lesquels sont des élus, ce qui, au passage, dément l’affirmation fausse qu’il faudrait être fonctionnaire pour être dépositaire de l’Autorité publique. Cette conception du rôle de l’Etat est d’une actualité cruciale, en pleine crise sanitaire. Au lieu de s’acharner à vouloir tout régir par le menu détail de Paris, en accumulant les lois et règlements, privant les acteurs de terrain de moyens d’adaptation aux singularités locales, il en oublie qu’il a institué des Officiers Publics, sur tous les territoires, parfaitement capables d’interpréter l’esprit du législateur, sans y ajouter des règlements d’application dont le luxe de détail oscille entre absurdité et inapplicabilité, au point de les rendre toxiques pour nos concitoyens et leurs entreprises, et même parfois contraires aux objectifs qu’ils poursuivent.
Le numérique : une occasion pour l’Etat de redevenir souverain et stratège
Les temps difficiles que nous traversons nous révèlent que le souverain, qu’il soit monarque ou républicain, doit cesser d’être bavard, inconstant, imprévoyant, il doit faire vivre le principe de subsidiarité qui rappelle à l’autorité centrale qu’elle ne doit pas chercher à effectuer les tâches qui seront toujours mieux réalisées à l’échelon le plus proche. Nous avons besoin d’un Etat souverain et non pas Etat « touche à tout ». Avec les avancées technologiques, il doit mesurer que la bataille des souverainetés se joue sur les réseaux, se joue dans l’usage du numérique, et que ce n’est pas un hasard si les USA soupçonnent la Russie d’avoir manipulé leur démocratie.
Le besoin d’Autorité Publique dans les nouvelles technologies est une nécessité majeure. Il serait bien imprudent de s’en remettre aux géants du numérique pour préserver nos libertés fondamentales, notre démocratie, notre sécurité juridique. Continuons à veiller à ce que l’Autorité Publique reste incarnée par une personne physique Officier Public, même si elle apparait sur un écran, car le jour où ce seront les algorithmes à qui il sera confié notre niveau de conscience et notre capacité à manifester l’autonomie de notre consentement, alors la déshumanisation de la société aura été actée.
C’est pourquoi le décret de ce matin va dans le bon sens, même s’il resté deux ans à errer dans les bureaux du ministère.
Pour lire le décret : https://tinyurl.com/ucnrhf2
[1] Cette question est remarquablement traitée dans le Rapport sur l’authenticité par la Commission sous la direction de Laurent Aynès, 2013 auquel cet article a beaucoup emprunté.
[2] Thème inscrit au fronton du 1er projet des Notaires de France en 1998.
[3] La réalité augmentée est une technologie qui permet d’intégrer des éléments virtuels en 3D (en temps réel) au sein d’un environnement réel. Le principe est de combiner le virtuel et le réel et donner la sensation d’une intégration parfaite à l’utilisateur. Cette technique a plus de 40 ans.
[4] M. Grimaldi, « L’acte d’avocat. Première vue sur un article de l’avant-projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques réglementées », Defrénois, 2010, art. 39071, p. 389 s.;
[5] Sur ce thème, v.Loret, Éléments de la science notariale, t. I, Paris, 1807, p. 80 ont toujours eu pour obligation d’écarter tout procès ultérieur.
[6] GAFAM est l’acronyme des géants du Web -Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines qui dominent le marché du numérique, parfois également nommées les Big Five, ou encore « The Five ». Cet acronyme correspond au sigle GAFA initial, auquel le M signifiant Microsoft a été ajouté.
[7] autorité et vérité 1. V. parex. Dictionnaire de l’Académie française, par Redon, éd.1932- 1935, V° «Authentique»: « Dont la vérité ou l’autorité ne peut pas être contestée » ; Dictionnaire Littré, V° «Authentique», sens 2 : «Dont la certitude, dont l’autorité ne peut être contestée»
Article publié en 2020.
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