Certains disent adieu. Ta relation avec le ciel est trop subtile, j’en resterai donc à l’au-revoir puisque, de toute manière, notre condition humaine nous convoque au même destin, et nous ne serons donc pas sans nous revoir.
Je lis que tu as demandé à conserver ton téléphone, un dernier clin d’œil à la vie, ainsi nous pourrons continuer à nous envoyer des SMS.
Cette étrange dernière volonté résume beaucoup de ta singulière personnalité. Tu t’amusais à révéler tes supposées contradictions qui n’en étaient finalement pas, pour obliger les autres à s’interroger sur les leurs. Il en résultait une joyeuse cocasserie où chacun se sentait dans l’obligation de rester sérieux, à condition de ne pas se prendre trop au sérieux.
A propos de la spiritualité qui a accompagné tant de nos soirées arrosées chez le bougnat de la rue Racine, le Président de la République a bien fait d’évoquer les « forces de l’esprit » qui résument probablement les interrogations qui habitent tout humain face à l’après.
Tu n’as pas manqué d’hommages. J’ai préféré différer le mien pour rester dans notre intimité, à laquelle j’associe notre ami commun Jean Faure.
Nous nous sommes vraiment connus en 1992, comme tu l’as si gentiment écrit dans les Mélanges qui m’ont été dédiés à l’initiative de Guy Rivière, en décrivant nos premières joutes, et l’amitié profonde qui s’en est suivie.
Je te connais assez pour savoir que tu n’aimerais pas un propos convenu. Entre nous, il n’en a jamais été ainsi. Aussi essaierai-je plutôt de restituer, par des scènes vécues ensemble, la personnalité attachante qui est la tienne, assez éloignée de ce que la presse en dit souvent.
Un beau souvenir est celui de ta visite en Alençon, à la rencontre des étudiants. C’était le lundi 6 mai 1996, à l’invitation du Cercle des Juristes, présidé par Guy Rivière, sur le thème « Quel avenir pour la France » moment durant lequel tu as séduit ton public par la profondeur de tes vues et par l’art gravé d’humour avec lequel tu les présentais.
Le suivant est à Koutiala en juillet 2000. Tu m’accompagnes pour célébrer le 30ème anniversaire du jumelage avec Alençon. Nous embarquons avec nous Pierre Mauger dont ce sera la dernière visite dans ce pays qu’il aimait tant. La maladie le faisait souffrir, mais tu lui as offert le meilleur médicament : le rire à n’en plus finir ! Le récit de ces inoubliables moments partagés égaie nos mémoires. Je nous revois lors d’un diner dehors, la nuit tombée, sous un merveilleux ciel africain : tu nous racontes les histoires vraies les plus drôles des couloirs présidentiels, du choix des cadeaux officiels, aux incidents diplomatiques, en passant par la nomination des évêques. Tu nous as emmenés jusqu’au bout de la nuit. Puis, au lendemain, nous vivons ce moment extraordinaire où nous entrons avec Pierre dans Koutiala, main dans la main, au cœur d’une foule enthousiaste à laquelle nous voulons offrir le témoignage d’une démocratie apaisée, étrangère à toutes rancunes personnelles, unie à la recherche du bien commun.
Le troisième souvenir est celui de Michel, « l’homme d’Etat » qui vient à mon secours, comme nouveau Ministre du budget en juillet 2002, pour proposer, ce que la nouvelle majorité n’ose pas faire, le rétablissement de l’indemnité antérieure des ministres qui vient juridiquement d’être amputée de plus de moitié par la suppression des fonds secrets. Tu ne le fais pas complaisance, mais par dignité républicaine, afin qu’il ne soit pas cherché des moyens inavouables pour qu’un ministre soit au moins autant indemnisé qu’un parlementaire. Je me souviens de tes appels au Premier Ministre pour me protéger, car j’aurais à donner un avis favorable qu’hypocritement chacun reconnaissait comme nécessaire, mais que personne n’acceptait d’assumer. Ce soir-là, tu étais là, comme toujours !
Le dernier souvenir puissant, il y en aurait tellement d’autres, confirme ta stature d’homme d’Etat. Nous sommes une nuit de décembre 2007 au Sénat, où, exaspérés par l’ardeur dépensière du gouvernement, nous déposons et faisons ensemble adopter un amendement qui fondera la CCEN devenue ensuite le CNEN dont on a fêté l’an dernier le 10ème anniversaire. C’est aujourd’hui l’organe qui vérifie les textes que le Gouvernement impose aux collectivités locales et qui lutte pour éviter le délire normatif et la dérive des dépenses inutiles.
Les vies qui laissent des traces n’ont pas besoin de larmes. Elle se suffisent à elles-mêmes, car chaque jour en porte la marque d’édifices soigneusement construits dans le respect, la confiance mutuelle et le consensus.
C’est de ce bois que tu es fait. Et je parlerai toujours de toi, au présent. Car tu restes là, au milieu de nous, par le souvenir dont tu nous berces et l’exemple auquel tu nous convoques pour rester dignes de l’histoire qui nous précède et de celle qu’il nous revient d’écrire.
Alors, sobrement, fraternellement Michel, au revoir. Rendez-vous là où tu es parti pour préparer notre accueil, le moment venu.
NB. – Lire la revue de presse de la visite de Michel Charasse en Alençon : Michel Charasse
Cher Alain,
Merci encore pour ce texte, si riche et si fort d’humanité.
Face au deuil, je ne trouve jamais les mots. Je serre dans mes bras, ce qui est mieux que rien.
« Les vies qui laissent des traces n’ont pas besoin de larmes. » est une des plus belles phrases que j’ai lue dans notre langue. (Les autres doivent être de Baudelaire, Gary, Racine…) C’est la seule dont je me souvienne – presque – par coeur : j’ai toujours retenu « Les vies qui laissent des traces n’ont pas besoin de nos larmes. » Sans doute une pudeur bienveillante vous a empêché d’ajouter le pronom. Vous avez écrit un éloge d’une humanité précieuse. Un jour, mon père nous quittera, après avoir réalisé 17 plus ou moins mauvais films. Ma tante #1 aussi, après avoir publié 22 livres, la plupart inaccessibles aux gens qui n’ont pas au moins l’agreg’ de Philo et qui ne parlent pas Grec (ancien). Puis ma tante #2. Elle ne laissera pas de traces. Elle s’acharne contre les pigeons pour que toutes ses miettes aille aux mésanges et au rouge-gorge. Elle est probablement la meilleure éditrice bénévole et inconnue de notre vaste et beau pays. Elle méritera mes larmes.
Peut-être un jour nous croiserons nous, en ce monde ou un autre, (pour paraphraser Mark Twain : « S’il n’y a pas de Chablis au paradis, je n’irai pas. »
En vous souhaitant le meilleur,
Amitiés,
Samuel
NB : mis à part une faute de conjugaison et une erreur de ponctuation, causées par l’émotion et l’ivrognerie depuis quelques douzaines d’heures au bas mot, (d’aucuns diraient depuis 40 ans), pourriez-vous dire à mon alcoologue que c’est à lui de s’adapter aux moeurs qui ont fait de notre pays une grande nation ?
(Je demeure prudent. Je fais des pauses régulièrement, dans l’espoir de partager un jour un calva avec vous.)