L’Etat profond
Le Président de la république Emmanuel Macron a évoqué le vocable « Etat profond » qui donne lieu à interrogations. Pourtant, il est salutaire, pour notre démocratie, qu’un Président de la république en exercice évoque un ressenti partagé par tous les élus qui se sont vus un jour confier par le suffrage universel des responsabilités mises en œuvre par des administrations.
Intérêt national – volonté nationale
D’emblée, reconnaissons à l’Etat d’avoir permis, à des moments cruciaux de notre histoire, que notre société tienne debout ensemble, et qu’il est le socle sur lequel notre nation s’est construite. En même temps, dès lors qu’on a choisi la démocratie comme régime politique, il est légitime de veiller au meilleur équilibre possible entre l’intérêt national qui se réclame de la raison d’Etat et la volonté nationale que le peuple souverain exprime à travers ses représentants.
Équilibre introuvable
Ce savant équilibre est introuvable et cette question reste au cœur des chimères inexpugnables de la politique française et nuit à son efficacité, car une responsabilité partagée est souvent une responsabilité non assumée.
Alors quelles sont les données du problème ?
L’Etat garant de l’unité nationale
D’un côté, selon Etienne Burin des Rosiers, qui cite le Général de Gaule « La France vient du fond des âges, elle vit, les siècles l’appellent, mais elle demeure elle-même au long du temps. » Il rappelle qu’il est arrivé, au cours de notre histoire, que les Français oublient la France. Et que c’est à l’Etat qu’il incombe alors de préserver l’identité nationale, l’Etat qui aurait des comptes à rendre à toutes les générations passées, présentes ou à venir. Qu’en juin 1940, le général de Gaulle n’avait pas seulement ramassé le tronçon du glaive mais saisi des sceaux de la République. Et que l’Etat légitime, héritier de nos rois et de nos républiques, ne siégeait pas du côté de ceux, revêtus des attributs du pouvoir, qui avaient déposé les armes et laissé la France en déshérence, mais à Londres, capitale provisoire de la nation en guerre. Selon lui, il existe un lien entre cette conception intemporelle de l’Etat et les institutions de la Ve République.
Le Président Chef de l’Etat
De l’autre côté, l’esprit de la Constitution confère au Président de la République, selon les termes mêmes de Michel Debré, le rôle de Chef de l’Etat, de clé de voûte de nos institutions, de juge supérieur de l’intérêt national. Ce propos tenu en 1958 s’est trouvé renforcé encore par la révision constitutionnelle de 1962 décidant de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.
Deux légitimités concurrentes ?
Entre ces deux légitimités, paradoxalement puisées aux mêmes sources, qui doit tenir les leviers de commande de la société civile, avec un sens ultime de sa responsabilité vis-à-vis du pays, et un « sens de l’Etat » à la hauteur de sa fonction ? La réponse est-elle la même, en temps de désastre national et en temps ordinaire ?
L’Etat fonde l’identité nationale
Toujours selon Etienne Burin des Rosiers, le « sens de l’Etat » consiste à distinguer ce qui tient à la conjoncture, à l’humeur versatile des Français, que reflètent les mouvements pendulaires du corps électoral, et ce qui relève de la longue durée, des éléments qui fondent l’identité nationale.
Gouvernent fort et pouvoir administratif – tensions
En lisant Pierre Rosanvallon, il apparaît que depuis 1789, il est difficile voire impossible d’articuler convenablement un gouvernement fort et centralisé avec un « pouvoir administratif ». Cette question reste irrésolue. Intérêt général et volonté générale ne se rencontrent pas systématiquement. Toutes les tentatives historiques de gérer le problème de l’administration témoignent de la difficulté française de trouver en doctrine un point d’articulation entre l’existence d’un « pouvoir administratif » et la théorie de la souveraineté de la nation ». Des débats interminables se sont enflammés depuis deux siècles sur le sujet. L’exemple du recrutement sur concours des fonctionnaires révèle la puissance du soupçon, certaines voix s’élevèrent alors pour y dénoncer la constitution rampante d’un pouvoir administratif de fait. En installant l’action des fonctionnaires dans la durée, un facteur de dissociation potentiel s’introduisait entre la volonté générale (représentée par le Parlement et le gouvernement) et l’intérêt général supposé garanti par l’administration. En s’inscrivant dans le temps, l’administration finit par incarner l’Etat, car elle représente la continuité quand les gouvernements se succèdent à un rythme parfois rapide.
La lenteur administrative, méfiance du politique
A ce sujet, Robert Catherine et Guy Thuillier insistèrent sur cette spécificité du temps de l’agent de l’administration, soucieux de réaliser une œuvre qui dure, de travailler pour un avenir indéfini, trouvant à priori suspecte l’urgence à agir. La « tentation de l’éternel », la force conservatrice face à tout ce qui touche à ses habitudes imprime une lenteur à l’être administratif qui ne fait que renforcer la méfiance du politique à l’endroit du bureaucrate.
Les indéterminations et les ambiguïtés de la souveraineté
Toutes ces précieuses réflexions nous révèlent que le concept de souveraineté de la nation conduit à une double impasse du point de vue juridique de la notion de puissance étatique. Les rapports de l’Etat à la société seront toujours durablement marqués, en France, par les indéterminations et les ambiguïtés liées à cette idée de souveraineté de la nation. De là viennent toutes les difficultés à construire le concept d’intérêt général, d’élaborer la distinction entre l’Etat et le gouvernement, l’incapacité de penser le phénomène administratif, et l’embarras pour définir la nature propre du pouvoir exécutif.
Le Président face à la France qui vit
L’élu du peuple, mandataire de la nation, animé du sens de l’Etat, aura la charge difficile de faire la juste part entre la France qu’il représente, la « France qui vit » et celle qui « venue du fond des âges et qui demeure elle-même au long du temps ».
La France profonde
Mais, la question soulevée par le Président, avec l’évocation de l’expression « État profond » invite à poursuivre notre réflexion pour tenir compte d’un 3ème acteur de notre notre démocratie, que nous nommerons la « France profonde ». S’il est difficile d’éclairer la relation complexe entre le pouvoir politique et le pouvoir administratif, il l’est tout autant pour clarifier la relation entre le pouvoir central et la « France Profonde ». Les mouvements populaires de ces derniers mois ont révélé une violente incompréhension, pour ne pas dire une crise profonde entre pouvoir central et citoyen d’une part, et administrations centrales et administrés d’autre part. Cette crise à révélé que cette France dite profonde ne comprend plus qui la gouverne et qui est responsable, descellant ainsi inconsciemment les dysfonctionnements de l’échelon central.
La France qui se heurte à la complexité
Essayons d’abord d’approcher ce qu’on appelle la « France profonde ». Il s’agit de la France vivant en province, trop pauvre pour accéder aux allègements fiscaux et trop riches pour bénéficier des prestations sociales. D’une France qui travaille, avec parfois de faibles rémunérations, et qui se heurte au quotidien à la complexité administrative, à la dégradation des services publics et au recul de la présence de l’Etat sur son territoire. Cette France vote et espère déverrouiller la rigidité centrale. En votant, elle pense influencer le cours des choses, mais elle ne peut agir que sur le levier politique, le pouvoir administratif étant hors d’atteinte. Il en résulte une démocratie hémiplégique qui déçoit et menace de s’effondrer dans sa légitimité.
Les prochaines révolutions seront menées contre l’administration
SelonnCharles Debbasch, « les prochaines révolutions seront menées sans doute contre l’administration et non contre le pouvoir politique ». L’opinion publique, en France, voit généralement l’administration comme un organe de plus en plus pesant, qui tend à régir plutôt qu’à gérer, qui mélange l’intérêt général avec son intérêt propre, et qui conquiert peu à peu son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif, en particulier grâce à l’esprit de corps qui rend solidaires ses membres connectés par des réseaux de liens informels mais efficaces. En face d’un pouvoir politique « démocratisé » et aux attributions réduites, l’administration fait figure d’une nouvelle aristocratie à l’égard de laquelle les Français ne se sentent plus vraiment citoyens mais sujets.
« L’accountability », la grande lacune de la démocratie française
S’il est un domaine où les deux pouvoirs (politique et administratif) peuvent être renvoyés dos à dos c’est bien celui de l’«accountability ». Ce mot anglais présente non seulement une difficulté de traduction en français mais bien pire encore une absence de tradition. Le sens général de ce mot est le « fait de devoir rendre compte » (de ses actes, de sa gestion, etc.), l’«obligation de rendre des comptes », l’« obligation d’être comptable de ses actes ». Cette obligation s’applique au pouvoir politique comme à l’administration. Si aucun mot français ne désigne cette impérieuse nécessité, n’empêche que l’obligation de rendre compte aux électeurs a valeur constitutionnelle. L’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dit bien que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». » Le respect strict de cette obligation permettrait aux citoyens de mieux savoir enfin qui a décidé quoi.
Essayons de résoudre problèmes et difficultés
Notre but ici n’est pas de poser des problèmes ou d’ajouter à la difficulté mais d’essayer de les résoudre.
Aucun acteur de la démocratie n’est exempt de reproches
Une première recommandation s’impose d’évidence : aucune des trois parties concernées n’est exempte de reproches. Et chacune doit savoir ce qu’elle doit améliorer pour parvenir à un fonctionnement optimal de notre société.
Des citoyens versatiles et imprévisibles
Les citoyens, la France profonde doivent prendre conscience de leur versatilité, de leur imprévisibilité, et de leur propension à vouloir des résultats immédiats à des actions qui nécessitent du temps pour produire leur effet. Un indicateur de bon comportement d’électeur serait pour eux, à chaque fois qu’ils glissent un bulletin dans l’urne, de s’interroger pour savoir si c’est une bonne décision pour l’avenir de leurs enfants plutôt que pour eux-mêmes. C’est à ce prix que les politiques publiques deviendront efficaces.
Un pouvoir politique qui ne contrôle pas son administration
Le pouvoir politique doit lui aussi s’interroger. Sur l’image qu’il renvoie aux citoyens. Sur le concours de promesses irréalisables auquel il se livre pour être élu, engendrant des déceptions destructrices. Sur son incapacité à contrôler l’administration, la laissant garrotter la société par une règlementation asphyxiante. Sur la décentralisation qu’il n’impose pas, laissant au contraire s’annuler l’assouplissement de la tutelle générale pour un durcissement des tutelles techniques émanant des ministères spécialisés. Sur sa naïveté à vouloir réduire sans cesse les mandats, rendant éphémère le pouvoir électif, voire sur son erreur d’interdire tout cumul de mandat qui prive le parlementaire de toute expérience locale.
Un pouvoir administratif qui revendique le monopole de l’intérêt général
Le pouvoir administratif doit admettre qu’il ne peut revendiquer le monopole de l’intérêt général. Que l’esprit de chapelle qui hante les administrations entre elles n’est pas plus glorieux que le « localisme » des élus. Que le pouvoir hiérarchique n’est pas le meilleur mais le pire guide des bonnes pratiques de management. Que les administrés ne sont pas des assujettis mais des membres du Peuple souverain. Et que la fonction publique doit rester absolument subordonnée au pouvoir politique comme agent d’exécution loyal et diligent, si elle veut conserver son autonomie garantie par son statut.
« Il suffirait pourtant de presque rien »
Comme disait la chanson, « il suffirait de presque rien pour que chaque partie prenante à la bonne gouvernance du Pays se corrige de ses défauts et s’accorde avec les autres sur une nouvelle approche, moins rivée sur de vieux réflexes de pouvoirs et enfin ouverte sur une conjonction des devoirs, pour redonner à la France le rang auquel elle peut prétendre dans le monde.
Une réconciliation générale est nécessaire
Entre « l’Etat profond », la « France profonde » et le pouvoir politique des changements profonds sont urgents. Une réconciliation générale est nécessaire. Elle est sans issue si chacun et chacune s’arc-boute sur ses prérogatives, mais elle est promise aux plus belles conquêtes si chacune et chacun vise enfin plus grand que soi.
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