Cher Rémi Geslain,
Ayant eu l’honneur de prononcer votre éloge, le 26 février dernier, lors de la remise de votre croix de Chevalier de la Légion d’Honneur, j’ai souhaité aujourd’hui vous écrire de manière plus intime. Moins normée d’exigences protocolaires. En prolongement de nos vies professionnelles, si souvent croisées avec bonheur, vous comme Agent Immobilier et moi comme notaire.
Je conserve le souvenir drôle de nos échanges politiques, où chacun exprimait sa préférence, avec une sagace lucidité, sur ce qui sépare toujours l’idéal de la réalité. Nous concluions toujours que le mérite d’entretenir des idéaux raisonnables offrait la chance de cheminer vers un « réel » où nous étions sûrs de nous retrouver. Quand je mesure le niveau des échanges politiques d’aujourd’hui, comparé à cette époque, je me dis qu’il n’y pas que l’orthographe qui s’est dégradée dans le maniement des idées.
Avec le recul, il me surprend toujours que vous ne m’ayez jamais parlé de Rawa-Ruska. Des conditions de vie épouvantables que vous y avez connues, avec vos compagnons d’infortune. Comme si votre génération avait souhaité nous cacher les ténèbres qu’il vous avait fallu traverser, pour que, dès notre naissance, la lumière vienne, éclairer nos vies. En parler, n’était-ce-pas risquer de réveiller le diable, l’enfer, le barbare ? Les souvenirs maudits risquent toujours d’inspirer les esprits faibles. Cette époque si peu racontée doit être écrite pour que génération après génération, chacune sache ce dont l’être humain est capable. Du meilleur comme du pire.
En même temps, j’ai toujours senti la fidélité indestructible qui vous unissait, vous qui veniez d’univers différents, qui apparteniez à des courants de pensée différents parfois opposés. Cette fidélité me fascinait. J’en cherchais le combustible. Aujourd’hui je pense que le silence dans lequel vous vous étiez tous emmurés, vous tenait lieu d’un legs, ensemble constitué, et dont vous cherchiez la manière de le transmettre, sans vanité, avec humilité.
Alors, voilà donc la terrible question qui me taraude et que je regrette de n’avoir jamais pris le temps de vous poser tranquillement, dans le cercle intime d’un café partagé.
Comment rassembler, ordonner, transmettre cette mémoire ? Sans spéculer, mais sans oublier les milliers de ceux qui ont versé leur sang, risqué leur vie, vécu l’enfer pour que nous puissions naître et vivre libres. Votre réponse figure déjà dans le combat que vous avez partagé pour que la barbarie ne soit jamais oubliée. Je sais aussi votre lutte pour que les archives de Rawa-Ruska soient retrouvées. Pour que la mémoire soit transmise. Pour que la jeunesse de France sache ce qu’a été l’enfer que vous avez connu. Pour qu’elle connaisse le prix de la liberté.
C’est pour cela qu’aujourd’hui, vous ne nous avez pas quitté. Vous restez présent autrement. Une vie d’engagement aussi profondément ancrée dans l’histoire tragique d’une nation et d’un continent, n’est jamais achevée. Pour vous, « tout n’a pas été dit, des massacres ont été passés sous silence ». C’est à ce combat pour la vérité que vous nous appelez aujourd’hui à continuer, en communion de pensée avec vous. Votre vie nous exhorte à nous tenir debout.
Nous y veillerons.
Merci de ce que vous avez été pour nous.
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