Urbain Domergue en 1791 disait « L’abus des mots nous trompe sur les choses ! » Cette formule résume bien le risque de l’escalade de vocabulaire, à laquelle nous assistons pour « nommer » la période que nous traversons. Le langage joue un rôle considérable dans la formation et la propagation des idées, notamment politiques et sociales. En premier celles erronées. Chacun sait que la fausse opinion prospère plus vite que la bonne, et qu’elle s’enracine et passe à la postérité la plus reculée : elle devient vite un préjugé populaire, et pire encore un préjugé réputé savant. On dirait que la pensée humaine s’emballe pour manipuler les mots, face l’incapacité à modifier le cours des choses.
En politique, l’abus de mots est permanent. Les locuteurs en sont parfois conscients. Mais pas toujours. Cherchant parfois à induire en erreur, ils finissent par croire ce qu’ils disent, au risque de porter une atteinte grave à un droit fondamental de la personne humaine. Le résultat est qu’ils jettent un désordre et une incertitudes graves dans notre fragile société. En voulant frapper les esprits, ils détruisent la crédibilité de la parole publique et sapent les fondements de la démocratie.
Le vocable de « guerre » aujourd’hui utilisé par les plus hauts responsables me laisse perplexe. Dans l’échelle des conflits inhumains et meurtriers, il ne sera pas facile demain de trouver plus fort, si la tension monte encore. En outre, évoquer que nous sommes en guerre, sans qualifier celle-ci, ne permet pas de choisir le droit approprié. Pourtant celui-ci ne manque pas. Le droit de la guerre est parfaitement défini, il n’est pas confondu avec le droit humanitaire, et les conflits internes impliquant de nouveaux acteurs non étatiques sont parfaitement identifiés. Guerre et terrorisme ne sont pas non plus confondus. S’il s’agit d’actes d’une extrême violence, motivés par des fins politiques, idéologiques, religieuses, avec des conséquences effroyables pour la population, ils relèvent d’un traitement différent. L’identification du droit auquel les Gouvernements souhaitent s’adosser est essentielle, car elle clarifie les moyens qu’ils se reconnaissent devoir utiliser, notamment pour protéger les populations. Toute confusion en la matière est destructrice de confiance et source de divisions. La guerre civile est connue du droit international. Les tensions internes, les troubles intérieurs, les émeutes et d’autres actes de violence analogues, non considérés comme des conflits armés sont également identifiés. La distinction est importante, car il en découle des règles applicables dans chacune de ces circonstances.
Le Gouvernement peut difficilement qualifier de guerre une situation dans laquelle, le Ministère de l’Intérieur est placé en première ligne, les armées étant utilisées de manière plus symbolique que réelle. La lutte contre le terrorisme ne permet pas de se limiter au droit commun. Il va donc falloir choisir vite. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’un consensus politique puisse être trouvé sur la riposte juste et proportionnée. Le rechercher éviterait l’escalade de déclarations dans lesquelles la classe politique se fourvoie.
Prenons l’exemple des prestations sociales. Elles sont probablement servies aux auteurs de crimes terroristes, à leurs familles qui n’ignorent rien de leurs troubles ou intentions mortifères. Les élus locaux savent parfaitement que le portefeuille est l’une des premières vulnérabilités des délinquants. Pourquoi ne pas s’y attaquer clairement, franchement, sans ambiguïté ? Pourquoi l’Etat refuse-t-il de communiquer aux élus qui servent des prestations, la liste des délinquants en puissance ? Ces élus sont souvent officiers de police judiciaire, ils sont parfaitement capables de se soumettre à un secret. Qu’on ne m’oppose pas le caractère universel de ces prestations, vaches sacrées de tous les abus d’argent public. Un fou peut faucher plus de quatre-vingt vies humaines avec un camion, et un Gouvernement ne pourrait pas écraser quelques circulaires distributrices d’argent public sans contrepartie ? De qui se moque-t-on ?
Le temps est venu d’adopter plus de sobriété dans les mots, et plus de détermination dans l’action.
Quand les mots expliquent les maux ils sont probablement dans leur « rôle », mais quand les maux précédent ou même se substituent aux mots, le danger est imminent.
A la réflexion, il est possible de dire que la politique n’est pas le seul « lieu » où « l’abus des mots est permanent ».
Dans l’exercice de la médecine c’est aussi le cas, fréquemment. Il est courant d’entendre des médecins, reprenant parfois les paroles des patients, dire qu’ils ont « sauvé » leur patient. D’une part on pourrait dire que c’est leur métier et qu’il n’y a aucune gloire à le faire. D’autre part on peut, sans hésiter, dire que « sauver la vie » n’est pas du ressort de l’homme mais probablement d’une « entité ayant un pouvoir supérieur » que certains donnent pour étant Dieu, d’autre pour étant Allah, d’autres encore comme étant le résultat de lois scientifiques, mathématiques et/ou biologiques universelles. L’abus des mots est donc manifeste.
Quant au mot guerre, c’est un mot bizarre qui a des origines greco-latines et indo-européennes. L’indo-européen « pel » a donné en grec « polemos » = guerre et « bellum » = guerre, en latin. Et l’indo-européen « pel » est intéressant car il signifie « agiter ».
Les mots sont en effet destinés à « agiter » les idées.La guerre n’est donc pas un choix si mauvais, à condition qu’on explique bien au citoyen lambda ce que signifie vraiment cette façon de parler des événements.
Mais j’ai bien remarqué aussi que « polemos » a donné « polémique » et que le mot guerre est plutôt (en ce moment) utilisé pour alimenter une éventuelle polémique qui nous mettrait dans une situation de « guerre des mots » et des idées.