Je ne me sens naturellement pas du niveau requis pour apporter des nuances à ce qu’un écrivain de talent comme Alexandre Jardin peut exprimer sur « cette étrange irréalité qui gagne le pays » dans le nouveau journal « l’Opinion ». Il permettra cependant à un vieil ami de Philippe Jousse de prolonger son propos.
D’abord sur les vocables retenus par Alexandre qui choisit la question du « réel », je pense que le monde politique français est totalement distancié du « réel ». Il a clairement opté pour la mode du « storytelling » enseigné par les spindoctors, nouveaux gourous de la communication politique. La politique, c’est-à-dire la détermination, la conduite et l’organisation des affaires communes de la famille « France ». Elles sont désormais scénarisés sous forme de fiction. Une sorte de « famille formidable » aux tourments de plus en plus inquiétants. La dangerosité de la situation tient au fait que les scénaristes et principaux acteurs fictifs commencent à croire au monde virtuel dont ils racontent l’histoire sous les yeux désemparés des figurants, les Français, qui ne savent plus à qui s’en remettre. Ils finissent par préférer les acteurs aux rôles excessifs ou sur-joués.
La comparaison avec le Général de Gaulle n’est malheureusement guère opérante car l’homme du 18 juin incarnait une autre histoire de la France. Celle au regard d’enfant perdu, celle qui roulait vers l’abime et qui trouva soudain un homme pour se lever et dire « Non ! » Non à l’évanescence généralisée, non au déclin, non au renoncement, non à la peur. Et oui à l’espoir, oui au combat pour que l’honneur et le sursaut du pays deviennent possibles. Les acteurs, pour appartenir au casting, devaient alors accepter de verser leur sang, de risquer de tout perdre, en premier la vie. La vie pour eux n’avait pas besoin de substances euphorisantes pour trouver son sens. Face à l’effondrement moral et matériel du pays, le corps politique était renvoyé à lui-même et devait se prononcer sur ce qui faisait vraiment sens pour lui. Résister ou renoncer.
L’homme, et encore moins le politique, ne peut pas vivre sans idéal, sans transcendance, sans sentiment profond et sincère d’être utile aux autres, sans les aimer, et se sentir aimer. A défaut le vide existentiel se transforme en déprime profonde et générale. Voilà ce qu’est devenue la politique.
Aujourd’hui, la fiction a entrainé les acteurs dans une sorte de spirale narcissique qui les rend avides de célébrité selon la description de Lasch. Le but du politicien lambda comme de la star n’est plus d’être utile ou de changer le monde mais d’être admiré pour lui-même et non pour ce qu’il fait. Les actes n’importent plus pour le progrès qu’ils produisent mais pour la popularité qu’ils offrent. Les choix cruciaux n’obéissent pas à une recherche de rationalité ou d’un intérêt général mais à l’image plaisante qu’ils peuvent renvoyer, à l’attention positive qu’ils réussissent à attirer sur eux et pour la gloire des Princes. Le « Prince » moderne se soucie d’ailleurs peu de la vraie mission qui lui a été confiée. Son job, tel qu’il le conçoit, c’est cajoler, séduire et gagner du public. Il oublie les bienfaits de la décision difficile qu’il doit prendre préférant soigner l’impression qu’il donnera et qu’il essaiera de produire par son annonce. Dans la communication politique moderne, l’important n’est pas vraiment le vrai ou le faux. Ce qui importe c’est le paraître. Et surtout le paraître « crédible ». Les faits et surtout les résultats ou leur absence seront remplacés par des déclarations habiles. La « réclame » servira à faire circuler des informations habillées de vérités partielles et de statistiques endimanchées. Pour donner un vernis de crédibilité au package, la bureaucratie entourera l’entourera d’une parure sémantique si technique que personne n’osera avouer qu’il n’y comprend rien. Les évènements deviendront spectacles afin de brouiller plus encore les frontières entre réalité et illusion. Acteurs et spectateurs se confondront dans une représentation absurde et vide de la vie.
De ce point de vue, le Président actuel n’est pas plus critiquable que son prédécesseur qui poussa la méthode jusqu’à son paroxysme. La question me semble plutôt de savoir comment on en sort. Enfin. De ce point de vue, l’appel lancé par Alexandre Jardin pour réinventer la confiance est très utile. Ce serait quoi pour nous, aujourd’hui, la confiance dans le politique, dans les politiques ?
Pour moi, ce serait d’abord l’ouverture d’un champ commun de consensus. Pour ma part, je n’accepte plus de vivre sous la coupe de ceux qui m’affirment qu’ils détiennent à eux seuls la vérité et que tous les autres sont dans l’erreur ou le mensonge. Je ne m’accommode plus de ce manichéisme destructeur destiné à nous manipuler. J’attends donc que des politiciens, méritant enfin d’accéder au rang de « politiques » me disent quels domaines peuvent être explorés en commun par 60 à 70 % de Français raisonnables. Il en est de nombreux. Ce périmètre pourrait faire l’objet de propositions de solutions consensuelles appartenant à tous, n’étant l’apanage d’aucun groupe mais l’expression d’une lucidité et d’une détermination commune de citoyens responsables. La mise en œuvre des mesures choisies serait confiée au pouvoir exécutif qui ne pourrait pas s’en prévaloir pour sa propre promotion. Ce serait la contribution de la génération présente à l’atténuation du sacrifice déjà engagé des générations futures.
A défaut de l’esprit de concorde qui prévaut au lendemain et sur les ruines d’un conflit mondial, ce serait enfin « l’élan d’espérance d’une nouvelle France ».
Que tout cela est, hélas, vrai. Beaucoup pensent que la nature de la politique est de retarder sur la réalité — de tirer profit de quelques sources de revenu, en échange d’une vague protection de l’ordre du monde, de la paix civile, de l’identité nationale ou de « valeurs de la République » que leur proclamation suffit à faire oublier.
Si c’était vrai, si c’était la nature inéluctable de la politique, pourquoi les résultats changent-ils ? Pourquoi 60 ans de chute continue de la croissance et des finances publiques ?
Si c’était vrai, si c’était la nature universelle de la politique, pourquoi la France reste-t-elle engluée dans la récession et le surendettement, là où tous nos voisins sortent de la crise ou réforment à marche forcée ?
Je crois que cette faiblesse insigne de la politique, drapée et poudrée de « com' » et de technojargon, n’est pas une fatalité universelle. C’est un malheur qui frappe notre pays dans ces années 2000. Et dont nous sortirons un jour, j’en suis sûr. J’espère seulement que ce sera par le haut.