« On peut parfaitement être hostile au CPE, mais cela ne justifie pas pour autant que l’on dise sur l’emploi à peu prés n’importe quoi ». C’est Olivier Blanchard, économiste alors réputé de Gauche – et qui, pourtant, s’est récemment rallié à Nicolas Sarkozy – qui s’exprime ainsi au printemps 2006, pendant les manifestations anti-CPE. Dans son collimateur, le contenu d’un tract diffusé par Attac, le PCF et le PS. Certes, la qualité des auteurs laisse augurer de la teneur et de la profondeur des propos. La lecture, en effet, ne déçoit pas : il faut prendre sur les bénéfices des actionnaires pour embaucher, redonner du pouvoir d’achat, réduire les temps de travail et accroître le secteur public. La conclusion qui s’impose est fournie par Olivier Blanchard : « comment peut on oser dire de telles âneries ? Comment peut on avoir une telle méconnaissance des mécanismes économiques ». Pour ma part, j’ajouterai qu’une affirmation reste à démontrer : celle de l’existence de profits fabuleux, dont personne ne semble douter. Sur quoi s’appuie une telle conviction ?

Prenons 2005 (les chiffres 2006 ne sont pas diffusés). Le PIB (produit intérieur brut) français s’est élevé à 1710 milliards d’euros. Il représente la richesse créée cette année là en France, c’est-à-dire ce qui a constitué notre niveau de vie. De nombreux acteurs ont contribué à ce résultat : les administrations publiques (à prendre dans l’acception la plus large, c’est-à-dire l’ensemble des intervenants du secteur public), les ménages (vous et moi) et les entreprises (pour les techniciens, ce sont dans la terminologie de la comptabilité nationale, les secteurs « sociétés financières » et « sociétés non financières »). Posons que seules ces dernières peuvent réaliser des profits. Le solde économique qui s’approche le plus de la notion de « profit » est le critère de « revenu disponible brut », c’est-à-dire ce qui leur reste une fois qu’elles ont payé leurs salariés (les charges sociales « employeur » n’étant jamais qu’une forme de salaire), leurs fournisseurs et les préteurs de fonds. Avant distribution aux actionnaires, ce montant s’élève à 195,6 milliards d’euro, soit à peine 11,5 % du PIB. Ceci dit, ce n’est pas tout. Il reste une charge à déduire, l’amortissement, qui correspond à l’usure du capital productif (matériels, équipements …). Il est vrai que, traditionnellement, on raisonne en « brut », c’est-à-dire hors amortissements, puisque ceux-ci ne correspondent pas à une charge décaissée. Tous ceux qui possèdent une automobile savent qu’elle décote avec le temps sans que cela altère le porte-monnaie sauf au moment de la vendre. Cet amortissement, pour les entreprises, a représenté en 2005, 136,2 milliards. Il reste donc un profit de 59,4 milliards, soit encore 3,5 % du PIB ! L’un des problèmes de l’économie française, ce n’est pas les « supers » profits mais bien plutôt une insuffisance de profit. Certes, il y a des entreprises qui affichent une santé resplendissante. Tant mieux ! Il convient cependant de ne pas perdre de vue leur taille le plus souvent. Il faut encore une fois rappeler le rôle économique du profit. Je laisse à nouveau la parole à Olivier Blanchard : « les entreprises ne créent des emplois que si elles y trouvent leur intérêt. Si le profit qu’elles trouvent à créer des emplois diminue, les entreprises diminueront l’emploi. Comment peut on douter que si que si l’on taxe leurs bénéfices, soit directement, soit en taxant les actionnaires, les entreprises investiront moins ». A cet égard, ce propos rejoint les conclusions d’Edmond Malinvaud (par ailleurs ancien patron de l’INSEE) qui, interrogé par Lionel Jospin, alors Premier Ministre, sur le financement de la protection sociale par taxation de la valeur ajoutée, avait craint des conséquences négatives sur l’investissement.

Quelques précisions sur la distribution de dividendes. Il est absurde de distinguer entre le profit utile qui serait conservé dans l’entreprise et celui « perdu » qui serait distribué. En effet, les actionnaires reçoivent une part de bénéfice en échange d’un financement et d’une prise de risque. Et en l’absence de dividendes, il est difficile d’en appeler à l’épargne des investisseurs. Bref ! Les dividendes d’aujourd’hui font les financements de demain. En outre, la rémunération servie aux ménages en 2005 correspond à peu prés à une rémunération de 3,5 %, qui peut être fortement réduite les mauvaises années. Un financement bancaire coûterait à coup sûr beaucoup plus cher. C’est d’ailleurs une difficulté à laquelle ont été confrontées les « Sociétés Coopératives Ouvrières de Production » (SCOP) et qui les a conduites à admettre dans leur capital des associés non coopérateurs.

Enfin, il convient de considérer qu’il n’y a pas antinomie entre profits et intérêt des salariés. D’une part ce sont les entreprises qui font des profits qui créent les emplois, d’autre part, ce sont celles qui attendent des profits qui investissent et accroissent la productivité dont les salaires bénéficient également, comme le montre le récent rapport de Joël Bourdin (que je salue ici car il fut mon Professeur à l’Université) accessible depuis ce blog (billet d’AL du 12 avril). La question porte alors bien davantage sur les modalités de la régulation.

Le dogme du profit contestable trouve son origine dans l’analyse de Marx, pour qui il s’agit de travail non payé (ce qu’il appelle « l’exploitation »). Force est de constater que les pays qui se sont inspirés de cette conception religieuse n’ont été ni des modèles de réussite économique ni des succès de justice sociale. Cette vulgate sert aujourd’hui à justifier l’appropriation par certains groupes de pression des richesses créées par d’autres. Bref, à voir l’argumentation des ultra conservateurs, le dogme l’emporte sur la raison et l’intérêt général. C’est bien là le drame du corporatisme.