Souvent, dans mes billets, j’évoque le lien qui peut exister entre la productivité et le salaire. Peut être convient il de rappeler le mécanisme qui lie les deux. A l’instar de savoir qui de la poule où de l’oeuf était là à l’origine, on peut se demander lequel détermine l’autre. En s’interrogeant sur la relation de cause à effet, il est devient moins évident que la fort bonne performance française en terme de productivité puisse toujours être décomptée de façon positive.
Car les Français s’enorgueillissent de compter parmi les travailleurs à la plus forte productivité du monde … C’est très largement vrai lorsque l’on considère la productivité horaire par travailleur occupé. Cette productivité représente la production, la richesse créée chaque heure (en moyenne, bien sur), mesurée par unité. C’est ce qui nous enrichit. Chaque Français qui travaille produit, par heure travaillée, 15 % de plus que le travailleur européen « moyen », 69 % de plus qu’un travailleur japonais, 2 % de plus qu’un travailleur américain. Ceci dit, les Français sont derrière les Belges qui produisent 9 % de plus par heure et surtout, loin derrière les Norvégiens, qui produisent 27 % de plus. Fort logiquement, il existe une corrélation entre productivité horaire et salaire : plus la productivité horaire est importante, plus les salaires horaires sont importants. La France n’échappe pas à cette règle, les salaires horaires français sont parmi les plus élevés d’Europe. Rappelons au demeurant qu’il existe souvent un écart de perception entre le ressenti du salarié et la mesure de l’économiste : le premier se fie au salaire net qu’il touche, l’économiste prend en compte ce que paie réellement l’entreprise. Or, le salaire net, c’est le salaire horaire net multiplié par la durée du travail qui, en France, est l’une des plus faibles du monde. L’économiste considère également toutes les charges, « salarié » et « employeur ». Entre le « net reçu par le salarié » et le « réellement payé », un écart de 1 à 2, dès que les salaires excèdent un tant soit peu le SMIC !

Interrogeons nous maintenant sur la causalité. Si la productivité horaire est élevée, il est plus facile de verser des salaires élevés. Sur le long terme, la répartition de la valeur ajoutée entre salaire et profit oscille aux alentours d’une répartition 2/3 – 1/3, ce qui montre que la croissance s’accompagne d’une certaine constance dans la répartition. Alfred Sauvy analysant les mutations des sociétés industrielles, prenait à rebrousse poil ceux qui voyaient dans la machine la cause du chômage. Bien au contraire, expliquait il, la machine en accroissant la productivité permet d’élever le niveau de vie de l’ensemble de la population, suscitant ainsi une demande nouvelle. A cet égard, il suffit de se remémorer ce que nos parents dans les années 60 (je parle pour ceux de ma génération, les autres adapteront …), considéraient comme la pointe du progrès, comme la télévision ou l’automobile, et qui aujourd’hui, sont d’une banalité affligeante. Ces gains de productivité ont été aiguillonnés par la concurrence et, dans une certaine mesure, par le dialogue social. Dans cette vision, plutôt positive, qui rend bien compte de la situation des « 30 glorieuses », la hausse de la productivité entraîne la hausse des salaires et de l’enrichissement général.

Mais l’indicateur de productivité horaire contient un élément restrictif : il est mesuré par travailleur occupé. Il ne rend donc pas vraiment compte de la productivité réelle de la population active qui inclut les chômeurs. Dans les années 70, face au chômage provoqué par les chocs pétroliers, les politiques économiques vont être essentiellement d’inspiration keynésienne : il fallait soutenir la demande, donc soutenir les salaires. En outre, les besoins de financement de la protection sociale s’accroissant, on s’est accordé pour faire « payer les patrons ». En clair, les charges « employeurs » se sont accrues sans que l’on perçoive – ou sans que l’on veuille percevoir – qu’elles constituaient aussi une composante du coût du travail. Ce dernier augmentant plus vite que la productivité, les travailleurs les moins qualifiés ou simplement les plus fragiles, ceux qui n’ont pu « aligner » leur productivité sur les salaires, se sont trouvés éliminés. C’est ainsi que la détention d’un diplôme élevé, en principe représentatif d’une meilleure qualification, est apparue comme un gage de protection contre le chômage.

De même, la forte réduction du temps de travail des années 2000 a provoqué les mêmes conséquences pernicieuses. A salaire global inchangé, une telle mesure a augmenté le coût de l’heure travaillée, sans que la productivité horaire change a priori. Une telle mesure a eu deux effets : l’élimination des travailleurs les moins qualifiés, et de façon mathématique, l’élévation de la productivité moyenne (dans un ensemble, la moyenne est plus élevée quand on la calcule en ayant enlevé les éléments les plus faibles). Dans ce cas, une productivité horaire forte devient un facteur négatif, traduisant une élimination sociale. Elle représente le « ticket d’entrée » sur le marché du travail, le minimum à atteindre pour pouvoir espérer travailler, et plus vite elle s’élève, plus difficile il est de l’atteindre. A cet égard, il convient de souligner la performance plutot modeste de la France en terme de réduction du chômage au cours de la période 1996 – 2002, puisqu’inférieure à la moyenne de l’Europe des 15.

A partir de là, il est aisé de comprendre la croissance de la pauvreté : notre système éducatif, l’un des plus chers du monde, laisse trop de jeunes sur le coté en raison d’une qualité moyenne et en dépit de réels pôles d’excellence ; les sureffectifs publics et autres surcoûts des services et monopoles publics, comme les retraites généreuses à un age précoce, payés par les cotisants, les contribuables ou les usagers, ont un prix, se traduisant en prélèvements sur salaire (déphasant le coût du travail de la productivité) et en impôts qui se répercutent en pénalisant le niveau de vie, à commencer par celui des plus fragiles. On peut ainsi cumuler coût horaire élevé du travail et revenu très modeste en raison du poids des prélèvements et des rigidités pesant sur le temps de travail.