Il est de tradition d’opposer les sociétés qui fonctionneraient selon des principes libéraux et celles qui seraient d’inspiration sociale démocrate. Selon les différents analystes, dont Alain Lefebvre et Dominique Méda, les auteurs du très intéressant « faut il brûler le modèle social français ? » (Le Seuil, 2006), les règles sous jacentes les régissant seraient fondamentalement différentes. Il me semble bien au contraire que la sociale démocratie repose sur une conception certes particulière mais fondamentalement d’essence libérale. C’est d’ailleurs en cela que j’y vois une différence majeure avec le modèle social français aujourd’hui en échec (fort chômage, inégalités, pauvreté). Notre pays n’a jamais vraiment accepté les principes du libéralisme, pour des raisons tenant notamment dans l’intérêt supérieur de certaines catégories sociales.

Dans un billet publié sur ce blog en avril dernier, j’expliquais que les libéralismes se caractérisent par deux valeurs essentielles : • la reconnaissance de l’individu en tant qu’être doué de raison, donc apte à faire des choix, ce qui fonde l’idée même de démocratie ; • l’Etat dans ce cas n’est qu’un outil au service de l’intérêt général, il ne se substitue pas aux citoyens en faisant à leur place ce qu’ils peuvent faire seuls.

Ce sont ces principes même qui régissent par exemple la société suédoise. Au tout début des années 80, la Suède est confrontée à des difficultés fortes. Alors qu’elle a quasiment le niveau de prélèvements obligatoires le plus fort du monde, dans le même temps, elle doit affronter un déficit public structurel (qui, comme en France aujourd’hui, sert à financer des dépenses de fonctionnement), un endettement public considérable (ayant atteint 80 % du PIB, la France se situant aujourd’hui non loin de 70 %) et un chômage en forte croissance, passant en 2 ans de 2 à 10 % de la population active. La situation a donc appelé une solution forte. Constatant son inefficacité, l’Etat a recentré son action sur un rôle de régulation, en complément d’une régulation de plus en plus décentralisée. Bref, on a laissé une plus grande action – et d’un commun accord avec les partenaires sociaux – au secteur privé, qu’il s’agisse d’écoles (l’Etat a encouragé la création d’écoles privées), de santé (même si l’intervention publique reste forte, ce qui n’est pas incompatible avec le libéralisme), d’énergie, etc. Soucieux d’améliorer une productivité défaillante, l’Etat a reconverti plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires (dont au demeurant le statut est rentré dans le droit général) vers le privé. Les réformes en matière de retraite ont été radicales, avec un allongement de la durée de cotisation et un encouragement sous forme de prestations améliorées en cas de départ retardé. Au final, la fiscalité suédoise n’a guère diminué. En revanche, les fonds publics ont été employés avec une plus grande efficacité, en s’appuyant sur des méthodes que l’on peut décrire comme libérales. Et surtout, l’Etat a accepté de s’effacer pour laisser les citoyens agir. Cela, c’est profondément libéral. En contre partie d’une protection sociale forte et efficace, chacun accepte de se remettre en cause lorsque la situation l’exige. Ce pragmatisme reste aussi d’inspiration libérale.

Alors, nous pouvons nous demander pourquoi la France n’est pas devenue une sociale démocratie ? Tout d’abord, il faut y voir la forte centralisation résultant de la façon dont la France s’est construite au cours de l’histoire. Il faut y voir plus particulièrement la marque de l’influence colbertiste caractérisée par un dirigisme excessif se traduisant par une méfiance envers toute tendance centripète, dont l’initiative privée. Nous sommes d’ailleurs culturellement imprégné du mythe de l’Etat naturellement bon et généreux au service de tous. Il n’est que de voir sur ce blog comment la seule idée de confier des secteurs de l’économie au privé suscite d’emblée des réactions avant même de se poser la question de l’efficacité. De plus, si l’Etat a pu intervenir à une époque, les raisons de son action ont parfois disparu, mais le dirigisme est resté. Ainsi, en considérant le cas de l’école publique, les intentions de Jules Ferry n’étaient pas aussi généreuses qu’on se plait à l’affirmer. A la fin du XIXeme siècle, la grande majorité des enfants est scolarisée. Jules Ferry a deux objectifs : chasser l’Eglise Catholique de l’enseignement et préparer l’armée qui partira à la reconquête de l’Alsace et la Lorraine. Si l’anticléricalisme pouvait se comprendre à la fin du XIXeme siècle en raison de l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de la République, il constitue encore aujourd’hui un fonds idéologique fort de l’Ecole dans un monde qui a radicalement changé et ce fond idéologique interdit –ou quasiment – aux citoyens le choix du type d’école et de l’établissement (en vertu de la carte scolaire). A mettre en cause également, la forte prégnance du Parti Communiste jusqu’à la fin des années 70, dont les thèses formalisées dans la théorie du « capitalisme monopolistique d’Etat », ont inspiré le programme commun de la Gauche puis, de 1981 à 1983, une partie de la politique économique de François Mitterrand (notamment les « nationalisations » de 1982). Cette doctrine justifie le transfert de multiples activités économiques vers l’Etat, afin d’être l’antichambre d’une transition facilitée vers un régime socialiste et vers la « dictature du prolétariat ». C’est le principe du « sens de l’histoire » mais, voilà : l’histoire est insensée … Dans l’attente du Grand Soir, le rôle de l’Etat a été hyper valorisé, de même que celui de ses agents. C’est ainsi que la finalité du Service Public en France a évolué : du service du pays, il est passé très largement, trop largement, au service de son propre intérêt, ce qui exige la mise sous tutelle des citoyens à qui est dénié le droit de choisir. J’adhère à l’analyse de Nicolas Baverez qui, tout en constatant la réalité de pôles d’excellence dans le secteur public, n’en regrette pas moins sa déviation corporatiste. Dès lors, toute action correctrice devient impossible puisqu’elle se heurte à des intérêts supérieurs. Aujourd’hui, l’anti-libéralisme qui a succédé à l’anti-capitalisme est devenu majoritairement la justification idéologique du corporatisme. C’est ce corporatisme qui explique la faiblesse, voire l’absence de mécanismes de régulation, conduisant aux surcoûts du public et aux déficits d’un Etat incapable de faire confiance aux citoyens, et ce, malgré un niveau de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés du monde. D’une façon plus générale, les thèses anti-libérales justifient une redistribution tout azimut, dont l’objectif premier, la lutte contre la pauvreté, a été oublié pour devenir un but en soi : s’approprier des richesses produites par d’autres. Dès lors, il n’est plus étonnant que l’accroissement de la sphère publique, loin de reproduire un esprit social démocrate, se traduit par une augmentation du chômage et de la pauvreté. C’est ici qu’il faut distinguer la vraie scission entre les libéraux sociaux démocrates et les conservateurs de gauche ou de droite : soucieux d’efficacité, les premiers considèrent les citoyens comme des individus responsables, les seconds leur refusent cette qualité.